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Pentecôte 2016

Les dons de Dieu sont illimités, mais limitée est notre capacité de les recevoir. Sans fond est le trésor de la Sagesse divine, sans limite, la puissance de l'amour et, cependant, que peut-on recueillir de toute cette richesse ?

Nulle raison, toutefois, de désespérer ! La nature humaine, en effet, est telle que sa capacité de réception des dons de Dieu peut être indéfiniment élargie et approfondie. Mais la nécessité subséquente d’élargir notre capacité aux dimensions des dons de Dieu se présente, pour nous, comme le « revers de la grâce ».

Pour nous ouvrir à la surabondance de la grâce, il nous faut vivre l’épreuve d'une transformation : il faut que notre cœur, que notre être intérieur, s'élargisse ou se creuse à l'infini. Et ceci peut être vécu ou ressenti comme un déchirement, voire un arrachement. Ainsi, en raison de l’étroitesse de notre nature, l’épreuve spirituelle surgit-elle souvent en lien avec les dons de Dieu, c’est-à-dire avec l’expérience même de la grâce divine. Une telle épreuve ne précède pas l’expérience de la grâce, elle n’en est pas la condition préalable, mais elle l’accompagne inévitablement.

Pour la nature humaine récapitulée en Jésus, cette épreuve de transmutation s'appelle « la Pâque ». Pour les disciples de Jésus, comme pour chacun d’entre nous, cette même épreuve de transformation et de transfiguration de tout notre être s'appelle « la Pentecôte ». Les deux types d’épreuves sont fondamentalement de même nature et, cependant, se présentent de manière complémentaire. La mise à l’épreuve se fait à l’endroit où nous nous sentons intérieurement liés à Dieu ou au Christ. L’élargissement de notre cœur correspond à la purification de ce lien, dans la foi.

Songeons, tout d’abord, à la manière dont ce lien s’était créé entre Jésus et ses disciples. Qu'est-ce qui faisait que la parole de Jésus pouvait, à ce point, attirer les foules ? Qu'est-ce qui faisait que les disciples se sentaient si puissamment aimantés par la parole du Maître, aimantés au point que Pierre pût dire à Jésus : "À qui irions-nous ? Tu as les paroles de la Vie éternelle " ?

Précisément, cette aimantation ressentie par les Apôtres procédait de l'aimantation même que le Christ ressentait en son être profond envers Dieu, son Père ; ainsi qu’il est écrit au tout début du Prologue de l’Évangile de Jean : « Et le Verbe était tourné vers Dieu ».

C'est le « lien », le lien qui existe entre le Fils et le Père, le lien qui existe aussi entre les disciples et le Maître, c’est ce lien-là – un lien unique – qui, tout d’abord, a été mis à l'épreuve à travers la Pâque du Christ, et pour Jésus, et pour les disciples : "Le berger est frappé et les brebis sont dispersées".

Pour Jésus, il importait que, malgré le silence du Père à Gethsémani puis, ultimement, dans la solitude infinie de la mort en Croix, ce lien de confiance absolue et de fidélité entre lui et Dieu, entre lui et son Père, ne se déchirât pas. C’est ce lien qui était mis à l’épreuve à travers l’expérience de l’abandon et de la mort. Pour demeurer intact, il fallait que, dans la foi, Jésus conservât la mémoire d’une aimantation originelle d’une extrême puissance entre l’homme et Dieu. Il s’agit de la mémoire de la capacité par laquelle notre nature tout entière peut répondre à l’attraction de l’amour de Dieu. C’est cette mémoire que Jésus pouvait restaurer en l’homme, lui communiquant ainsi, par la Pâque, une force ascensionnelle susceptible de l’arracher à l’oubli qu’est la mort, de le faire remonter de ses enfers et de l’élever de la terre jusqu’au ciel.

Mais, qu’en est-il des disciples eux-mêmes, balayés par le vent de la mort, dispersés par la violence du coup qui a frappé le Maître ? Quel chemin d’épreuve n’ont-ils pas parcouru pour arriver jusqu’à la grâce de la Pentecôte ! Cela fut-il chose facile, pour eux, que de recevoir l’Esprit du Maître ?

Nous nous forgeons souvent une image quasi romantique de la Pentecôte, nous représentant les disciples assis paisiblement au Cénacle. Suffisait-il de quelques manifestations divines impromptues pour que l’Esprit descende, comme par enchantement, et envahisse les Apôtres ?

Si l'on réfléchit bien, il faut d’abord se poser la question de la signification symbolique de ce nombre « cinquante », ce nombre qui caractérise, dans son entièreté, le mystère de la Pentecôte. « Cinquante » ne désigne pas simplement le cinquantième jour ; il est aussi tout l’espace symbolique qu’il faut parcourir pour parvenir à ce cinquantième jour. « Cinquante » suggère la temporalité de toute une vie marquée par la grâce de l’Esprit. Toute une vie ! « Sept fois sept jours, plus un » – sept semaines, sept shabbat, plus un jour –, voilà qui caractérise les semaines symboliques d’une vie pour parvenir à un parfait  accomplissement, une véritable maturation. Nous pressentons, ici, combien le temps de la grâce inclut le temps de l’épreuve.

La réception de l’Esprit ne s'est pas passée simplement à la neuvième heure du cinquantième jour. C'est bien toute une vie qu'il faut pour que le corps de l'homme, son âme et son esprit puissent être investis et élargis, en leur capacité, jusqu’à la dimension du Verbe de Dieu.

Le récit des Actes des Apôtres rapporte que les disciples réunis furent soudainement confrontés à d’étonnants phénomènes : un bruit fracassant propre à ébranler les fondations de la maison, une violente bourrasque de vent, une étrange pluie de feu. Les éléments qui se déchaînent, ici, ont par nature un caractère ambivalent. Tout en étant symboles de l’action vivifiante de l’Esprit, ils peuvent, par le choc qu’ils induisent, signifier la face douloureuse de l’épreuve : le vent produit la dispersion, le feu la destruction et l’onde du bruit peut entraîner l’ébranlement d’une personne jusque dans ses assises. Cela ne fut-il pas le cas, pour les disciples, lorsque leur foi en Jésus fut passée au crible. L’échec tragique de la mission du Maître les a laissés dans la stupeur, comme sous l'effet d'un grand bruit, les a dispersés, comme sous l’effet du vent, a fait partir leurs rêves en fumée, comme sous l’effet du feu.

Mais la manifestation de ces éléments est aussi propre à réveiller la mémoire de toutes les grandes théophanies bibliques. N’est-ce pas au milieu d’un fracas assourdissant et dans des éclairs de feu que Moïse reçut le don de la Loi, sur la montagne du Sinaï ? Ce même jour de la Pentecôte, jour de la fête des Semaines, n’est-il pas, pour Israël, le jour où il est fait mémoire du don de la Loi ?

Derrière la violence apparemment destructrice des éléments, se cache la douceur de l’Esprit : une force qui illumine et console, qui rassemble et réconcilie, qui partage la vie et essaime la sagesse.

Ces cinquante jours, c'est le temps qu’il faut pour arriver au début des moissons : le cinquantième jour après Pâques marque le début de la Fête des Moissons. Il délimite symboliquement le temps nécessaire pour que se produise, en la vie de l’homme, une profonde purification, une authentique maturation et une insoupçonnable métamorphose. Ainsi fallait-il que les disciples fussent ébranlés jusque dans la profondeur de leur être – à l’instar des murs de la maison où ils se trouvaient – pour  lâcher toute illusion et renoncer à tout faux-semblant.

Et pourquoi cela ? Quelle pouvait être la finalité d’une telle épreuve ? Précisément, ne fallait-il pas qu’ils fussent investis de la seule force qui puisse attirer réellement le ciel sur la terre, une force identique à celle qui, en Christ, avait fait monter la terre jusqu’au ciel ? Cette force, en laquelle se reconnaît l’Esprit, est l’énergie d’attraction produite par l’unité dans l’amour.

Les Apôtre ont été mis à l'épreuve quant au lien de fidélité qui les unissait au Seigneur : la seule manière de préserver ce lien était de garder, entre eux, le lien de la charité. C’est par l’indéfectible fidélité au Commandement de l’amour que devait se développer l’énergie divine susceptible d’attirer l’Esprit du Christ jusque dans la profondeur de leur être, jusque dans la plus intime de leurs fibres, jusque dans la dernière de leurs cellules. C’est, en effet, ce lien d’amour existant entre le Christ et Dieu que Jésus a voulu voir transposé, par le mystère de la Pentecôte, entre les disciples eux-mêmes. C’est ce lien qui a pouvoir d’attraction entre le ciel et la terre. C’est ce lien qui a la vertu d’attirer l’Esprit, créant en l’homme, non seulement la capacité de recevoir les dons de Dieu, mais aussi de les distribuer par l’aimantation même de l’amour.   

La Pentecôte, c'est l'amour entre frères qui attire le ciel sur la terre, l’amour qui attire en chacun la force et la puissance de Dieu.

Dès lors, le projet de Babel est inversé : il n'est plus besoin de construire une tour qui monte jusqu'au ciel. Le ciel vient à nous, retisse l'unité entre les hommes. De surcroît, chaque être devient, en lui-même, comme un aimant pour son prochain ; chaque être devient comme une semence, un germe de vie pour le monde qui l’entoure.

Et si le vent se met à souffler, tant mieux ! Ce sont les spores de la Parole de Dieu qui peuvent être semées aux quatre coins de l'univers, qui peuvent ré-aimanter les êtres entre eux, restaurer l'homme dans l'amour, le restaurer aussi dans la foi et l’espérance. Voilà ce qu'est la Pentecôte : une grâce, certes, mais aussi une épreuve liée au fait que nous sommes toujours bien trop à l’étroit dans notre cœur, bien limités en nous-mêmes, pour pouvoir contenir l'immensité de l'amour de Dieu et le feu de sa Parole. Et cependant, c'est à l’endroit de nos propres limites que notre nature devient « capable de Dieu ».

Pris de doute, nous pouvons parfois nous poser cette question : « Est-ce que, nous-mêmes, nous avons vraiment reçu l'Esprit ? »  Souvent, en effet, il semble que nous soyons si peu habités par la puissance de Dieu. Détrompons-nous, cependant ! Les Apôtres, sur ce point, ne sont pas différents de nous. Ce sont des prototypes de notre humanité. L'indice que nous avons reçu l'Esprit, n'est pas dans le fait que nous puissions faire des miracles ou que nous ayons une force d'attraction sur les foules. L’indice réel que nous avons reçu l’Esprit, se trouve dans l'épreuve de notre vie quotidienne : c'est, avec le temps qui nous est donné pour vivre, notre maturation dans l'espérance et la foi, la capacité de ne pas lâcher le « lien » de l’amour, de ne pas lâcher entre nous le fil de la miséricorde, de ne pas lâcher l'ancre de l'espérance. Nous savons que nous avons reçu l'Esprit en cela même qu’il ne cesse de nous travailler au corps, d’ébranler notre âme, mais aussi d’illuminer notre esprit.