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Dimanche de Thomas

Il y a une semaine, au seuil du dimanche de Pâques, le P. Maxime nous a exposé comment “la ‘Grande et Sainte Semaine’ se présente comme un décalque liturgique des jours de la Création. Mais à la différence de la semaine décrite dans le livre de la Genèse, où les jours se comptent du premier au septième”, la Semaine Sainte nous a fait remonter, pour ainsi dire, du septième au premier jour, “Jour de la Résurrection, jour où le temps de Dieu fait irruption dans le temps de l’homme, jour que l’on appelle aussi le ‘Huitième Jour’.”

Aujourd’hui, nous sommes arrivés à un nouveau ‘Huitième Jour’, au huitième jour après le premier jour, après le Dimanche de Pâques. Tandis que dans le passage du Samedi Saint au Dimanche de Pâques nous nous sommes trouvés “entre les ténèbres et la lumière, entre la nuit et le jour, entre le temps épuisé des hommes et le temps vivificateur de Dieu”, la Semaine de Pâques ou ‘du Renouveau’, que nous venons de parcourir, semaine qui nous a conduit du premier dimanche au huitième – ou du huitième ou premier –  était en quelque sorte elle-même toute entière un huitième jour: un temps sous le regard du Dieu qui l’a créé; un temps où le soir et la nuit resplendissent de la lumière de l’aurore et du jour; un temps où le Verbe lui-même, Dieu fait homme, principe de la Vie, de la Lumière et de la Vérité, célèbre sa victoire définitive sur les forces de la mort; un temps où ce Verbe de Dieu, Christ ressuscité, demeure parmi les siens parce qu’ils le reconnaissent et le reçoivent; un temps où ceux qui l’ont reçu se ressourcent en Lui; un temps où les vrais baptisés – ceux qui “ont revêtu le Christ” – redeviennent fils de Dieu – Christ, Christ ressuscité! – en renouant à la Source divine et éternelle du Verbe, seul principe par qui nous existons.

Vivre ce grand Huitième Jour de Lumière qu’est la Semaine de Pâques est en lui-même un acte de foi, une conversion et une décision qui engage notre vie dans ce monde. Je ne parle pas de la présence dans les célébrations, qui, pourtant, sont là pour nous aider et stimuler à devenir plus pleinement des hommes et des femmes de Pâques, du Huitième Jour, à être davantage conformes au Corps glorieux du Christ, Corps, d’ailleurs, que nous professons d’être lors que nous communions. Non, notre acte de foi et notre conversion consiste dans le renoncement aux forces des ténèbres, à la négation de la Vie, au détournement de la Vérité, à la manipulation de l’énergie créatrice: bref, notre acte de foi et notre conversion pascale consistent dans notre adhésion libre et libératrice à l’Esprit de Dieu, l’Esprit du Verbe, par qui nous avons nous-mêmes été créés. Notre acte de foi et notre conversion consistent à rejoindre plus véritablement et plus profondément notre être le plus profond.

Pourtant, à l’instar de l’Esprit de Dieu qui, au commencement, planait sur les eaux pour les préparer à l’action créatrice du Verbe de Dieu, l’ombre du manque de foi, du découragement et de la mélancolie plane sur nos fêtes de Pâques, sur tous nos premiers et nos huitièmes jours, sur nos choix de vie, sur notre soi-disant ‘christianisme’, sur l’Eglise-Corps-du-Christ toute entière. C’est pour cela qu’au milieu de la Nuit de Pâques nous avons entendu que le Verbe “est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reçu”: “Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas connu”. L’ombre du manque de foi, les ténèbres du découragement et la nuit de la mélancolie ne peuvent pourtant que démentir le fait que nous avons été créés par et dans le Verbe et qu’en conséquence notre vie est enracinée en lui: ils ne peuvent pas l’annuler. Nous pouvons ne pas y croire, ne pas agir en conséquence – c’est-à-dire ne pas vivre en assumant notre mission créatrice et christique – nous pouvons nous cacher dans la nuit, essayer d’oublier la lumière, rendre dur notre cœur pour qu’il ne ressente plus ni amour, ni douceur, ni beauté: mais nous ne pouvons pas nier que nous respirons et que notre organisme aspire à la vie. Quand notre découragement et notre mélancolie nous poussent à l’anéantissement de notre vie, nous sommes malades de la vie mais nous ne sommes pas pour autant privés du principe de la vie et de notre enracinement dans le Verbe créateur.

Le Dimanche de Pâques et le Dimanche de Thomas respirent évidemment entièrement de la joie pascale et de la présence du Seigneur ressuscité parmi les siens. Mais le découragement spirituel et le manque de foi y sont tout aussi présents et remettent en équilibre, pour ainsi dire, la joie de la resurrection: oui, en quelque sorte ils la rendent supportable et vivable pour nous tels que nous sommes, hommes et femmes de peu de foi, hommes et femmes en recherche, hommes et femmes de bonne volonté, si désireux de la vie mais si vite découragés et blessés. Dans les lectures de l’Évangile de la Nuit de Pâques et d’aujourd’hui il y a une tension continue entre la foi et le doute, entre la lumière et les ténèbres, entre ceux qui croient et ceux qui doutent ou ne croient pas. Le soir de sa résurrection, Jésus apparaît parmi ses disciples – le Verbe vient parmi les siens – toutes portes étant closes. Et par sa parole: “la Paix soit avec vous”, ils le reconnaissant comme le Verbe créateur fait chair et ils sont remplis de joie. Mais Thomas n’était pas “parmi les siens” ce soir là, parce qu’il devait préfigurer tous ceux – nous compris! – pour qui le fait de faire partie des siens, de ceux qui sont créés par et dans le Verbe, devait constituer un acte de foi d’Eucharistie en Eucharistie, de dimanche à dimanche et de Pâques à Pâques. Pourtant, Thomas était bien celui qui avait dit aux autres apôtres, avant la résurrection de Lazare, quand Jésus voulait remonter à Jérusalem: “Allons-y, nous aussi, et nous mourrons avec lui!”, sachant bien, comme le dit un stichère de la sixième semaine du Carême, qu’alors ils ressusciteraient aussi avec lui.

La tension entre foi et manque de foi, entre vitalité et découragement, entre vie et mort, entre l’œuvre de l’Esprit et les œuvres des ténèbres, si présente en ces dimanches que nous venons de célébrer, parcourt aussi toute l’année liturgique. Et comme pour être totalement réaliste, elle ne conduit pas seulement de la nuit au jour, des ténèbres à la lumière, mais décrit aussi parfois le mouvement contraire. Ainsi, la fête de l’Exaltation glorieuse de la Sainte Croix précède bien la fête de Pâques qui, elle, remplit la Croix de sa gloire. De même, la fête de Pâques se réflète dans sa propre prophétie qui est la fête de la Transfiguration. L’important n’est pas que l’on soit arrivé à la foi, comme à une sorte d’état de perfection d’où il n’y a plus ni régression ni véritable possibilité de progrès, mais de nous reconnaître nous-mêmes comme des êtres appelés à croire sans avoir vu et touché; de reconnaître que la lumière de la foi n’est pas un phare qui illumine tout en une fois, mais qui éclaire comme à la lumière d’une bougie au fur et à mesure que l’on avance, conservant dans la mémoire ce qui a déjà été révélé. L’important n’est pas de parcourir l’année liturgique de façon chronologique, de fête en fête, comme si quelque chose à contempler se déploie devant nos yeux: ce qui importe c’est que nous reconnaissions le Verbe quand il vient parmi les siens – parmi nous – de le recevoir et de devenir enfants de Dieu, c’est-à-dire, Verbe par et dans le Verbe, “plein de Grâce et de Vérité”. Tout alors est “Jour de la Résurrection, jour où le temps de Dieu fait irruption dans le temps de l’homme”.

Au moment où nous allons nous approcher du Corps et du Sang du Christ, osons-nous avancer avec notre doute? Non pas tant du fait que le pain et le vin soient véritablement devenus Corps et Sang du Christ – en fin de compte, cela n’est pas si difficile à croire… Mais osons-nous douter de ce que cela signifie que de manger et de boire le Verbe par qui nous avons été créé? Osons-nous admettre que nous avons difficile à croire que l’Esprit de Dieu habite véritablement en nous, ayant été infusé en nous par le Verbe quand il nous a dit: “la Paix soit avec vous”? Osons-nous dire: j’ai difficile à croire sans avoir vu, sans avoir touché?  Que le doute de Thomas nous illumine, que l’Esprit de Dieu inspire et fortifie notre foi, et que le Verbe de Dieu mette notre main dans ses plaies pour que nous puissions agir par lui et en lui. Et que “notre Seigneur et notre Dieu” soit toujours la Paix de notre vie!