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Samedi Saint

Le rite de la Grande Entrée de la Liturgie de ce jour est, comme pour chaque divine Liturgie, l’exacte réplique du rituel de la « Mise au Tombeau » que nous avons vécu lors des vêpres du Saint et Grand Vendredi. Mais, à la différence des autres « Grandes Entrées », nous avons chanté une hymne commençant par ces paroles : "Que toute chair mortelle fasse silence ..." C'est sur ce silence et sa portée spirituelle que je souhaiterais méditer avec vous, avant que nous approchions de la sainte Communion.

Le silence, en effet, peut ouvrir un espace dans notre conscience. Il peut nous permettre de pressentir des événements qui sont à venir ou sur le point de se produire, comme c'est le cas du « silence d'environ une demi-heure » dont parle l'Apocalypse de saint Jean. Ce silence-là est survenu dans le ciel : il précède le moment où va être brisé le septième sceau du livre qui dévoile toute la tragédie de l'histoire humaine.

Mais le silence peut aussi nous permettre de recueillir et d'intérioriser le sens d'événements qui se sont produits ou se produisent, comme c'est le cas pour Marie qui méditait en son cœur sur les choses divines dont elle était témoin.

Or, le silence que toute « chair mortelle », à cette heure, doit observer est particulièrement significatif du Mystère que nous venons de célébrer. De par la temporalité où nous introduit l’acte liturgique, nous nous trouvons, en ce moment précis, dans un "entre-deux". En effet, après avoir célébré les vêpres, ce samedi n'est plus tout à fait un samedi, mais il n'est pas encore tout à fait un dimanche.  

Cette situation paradoxale nous renvoie à un aspect profond du Mystère de la Pâque. Il y a, en effet, dans la Pâque du Christ, une dimension décisive qu'il n'est pas aisé de percevoir, si nous ne faisons pas intérieurement silence et si les choses de la terre continuent à occuper notre pensée. La Pâque du Christ opère mystérieusement une « réinitialisation » du temps humain : nous passons d'un temps ancien à un temps nouveau. La chance est offerte à l'homme de se remettre dans l'énergie originelle de la Création ; la grâce est aussi offerte au  baptisé pour lui permettre de retrouver le droit fil de son initiation chrétienne. Un temps propice nous est donc accordé pour redécouvrir, dans la foi, l'immensité du don de la vie et la grandeur de la vocation de l'homme.

Cette grâce insigne de la conversion du temps se trouve tout particulièrement concentrée dans l'espace mystérieux des trois jours du mémorial liturgique de la Pâque ; mais on peut dire que ce miracle de la transformation du temps en un temps nouveau rétroagit sur l'ensemble des jours de la Semaine Sainte, au point de communiquer une impulsion nouvelle à toutes les semaines qui découleront de cette Grande Semaine. La semaine que l'on appelle la "Grande et Sainte Semaine" se présente, en fait, comme un décalque liturgique des jours de la Création. Mais à la différence de la semaine décrite dans le livre de la Genèse, où les jours se comptent du premier au septième, ici, c'est comme si nous partions du septième jour pour remonter au premier. Le vrai point de départ de cette Semaine Sainte est, en effet, un samedi (samedi que l'on célèbre comme un dimanche, mais qui n'en est pas moins un "septième jour") : le samedi de la résurrection de Lazare. Et, de ce septième jour, nous remontons à rebours vers le "premier jour", qui sera le Jour de la Résurrection, jour où le temps de Dieu fait irruption dans le temps de l'homme, jour que l'on appelle aussi le "Huitième Jour".

Dans cet "entre-deux" où nous nous trouvons aujourd'hui, à la charnière invisible du jour et de la nuit, la liturgie nous initie au silence de Dieu, ce silence qui précède l'irruption du Temps nouveau ; car c'est dans le silence du tombeau que se lève, pour nous, le premier jour du Renouveau du monde, premier jour de la Création, qui est aussi : jour de Résurrection.  

Mais comment se produit à nos yeux ce mystère de "réinitialisation" du temps ? Par une victoire graduelle des énergies de la foi, de l'amour et de l'espérance sur les ténèbres de la conscience. Le premier constat est que nous, humains, nous avons du mal à maintenir notre conscience dans la lumière du jour. Nos jours glissent passivement vers la nuit, nos éclats ou nos lueurs de conscience se laissent invariablement submerger par l'obscurité. Si les jours du temps humain décroissent inexorablement vers la nuit, il en va tout autrement des jours de la Création : ils sont une montée active et volontaire vers la lumière, une victoire, toujours plus opiniâtre, que la lumière remporte au cœur même des ténèbres.

C'est précisément à travers la trame mystique des trois jours de la Pâque du Christ que les offices liturgiques peuvent nous rendre sensibles à la confrontation décisive entre les temps anciens et un temps nouveau : à chaque moment, il nous est possible de pressentir que l'attraction vers la mort est secrètement compensée par une irrésistible poussée de la vie. Et c'est peut-être dans ce silence d'un septième jour qui se métamorphose en premier jour – dans ce silence de l'entre-deux – que nous sommes le plus à même de percevoir la bascule de la conversion des temps et de contempler, à l'avance, la montée en puissance de la vie et de la lumière.  

Ce silence – plus que tout autre, peut-être – nous est propice pour entrer dans la profonde actualité des moments décisifs de la Passion et de la mort du Christ. Comme dans tout mémorial, les événements du passé nous permettent, non seulement de lire en coupe, mais aussi de vivre de manière différente la réalité du présent. Ainsi en est-il de ce qu’a vécu Jésus dans l’intervalle sacré des jours de sa Passion. Alors même que le jour glissait dans la nuit, que la lumière s'effaçait devant le déploiement des ténèbres, alors que la parole du Christ se retirait devant la montée des vociférations de la foule et du ricanement des hommes, c’est à ce moment précis que, au plus profond de la conscience de Jésus, se levait un Jour nouveau, jaillissait une Lumière d’avant la lumière et naissait, pour les hommes, un Verbe éternel libérateur.  

Nous avons pu sentir, en suivant les lectures de l’Evangile, toute cette joie fébrile de la préparation de la Pâque ; nous avons pu recueillir tout l'éclat de la sagesse transmise aux disciples lors du banquet initiatique de la dernière Cène ; nous avons entendu des paroles sublimes sur l'amour du prochain, sur l’unité des apôtres, sur la force divine que l'Esprit du Christ leur transmettrait. Et voilà que tout cela devait sombrer dans la nuit de la trahison, du reniement, de l'abandon. Et le lendemain, vendredi, ce « sixième jour – comment pourrions-nous l'appeler encore "jour" alors que la nuit n'a pas attendu le coucher du soleil pour envahir la terre ? –, les ténèbres de la calomnie, de l'outrage, du faux témoignage, du jugement inique, de la mise à mort dégradante faisaient force de loi parmi les hommes. Il n'est pas jusqu'au corps de Jésus qui ait payé son tribut aux ténèbres en étant enseveli dans la nuit du tombeau.

Et pourtant, à chaque victoire apparente des ténèbres, la nuit commençait à se faire « jour », l'obscurité se fissurait de l'intérieur. Face à l'épreuve de la trahison et de l'abandon, Jésus répondait au Père par une parole de foi : "Non pas ma volonté, mais la tienne !" Face à la cruauté aveugle des hommes, Jésus faisait monter vers le Père cette parole d'amour : « Pardonne-leur ..."  Et, à l'instant même où le voile opaque de la mort allait s'abattre sur Jésus, celui-ci adressait encore au Père une ultime parole d'espérance : "Entre tes mains, je remets mon esprit ..."

Et maintenant : "Que toute chair mortelle fasse silence et se tienne avec crainte et tremblement. Que rien de terrestre n'occupe sa pensée ..." En nous tenant ainsi, avec foi, amour et crainte de Dieu, entre les ténèbres et la lumière, entre la nuit et le jour, entre le temps épuisé des hommes et le temps vivificateur de Dieu, qu'il nous soit permis de recueillir en notre cœur tous les précieux moments de cette Sainte Semaine. Nous verrons que la lumière n'a pas cessé de progresser secrètement sur les ténèbres, non en les combattant, mais en les convertissant (car les ténèbres n'ont, par elles-mêmes, aucune consistance). Nous comprendrons que, si cela est vrai pour Jésus, cela peut le devenir pour nous, pour notre monde de souffrance, pour notre vie personnelle soumise à tant de perturbations. Si nous recueillons en notre cœur cette triple conversion des ténèbres par la foi, l'amour et l'espérance, nous pourrons alors devenir d'authentiques témoins de la Résurrection. Au moment même où la nuit prochaine s'épaissira, nous pourrons entendre retentir, en pleine clarté, cette toute première annonce de la Bonne Nouvelle : " Au commencement était le Verbe ... En lui était la Vie, et la Vie était la Lumière du monde."