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Nativité de la Mère de Dieu

Pour la Nativité de la Mère de Dieu

(Lc 10, 38-42 et 11, 27-28)

Nous célébrons, aujourd’hui, la fête de la Nativité de la Mère de Dieu. Cette fête ouvre le cycle des douze grandes solennités de l’année liturgique byzantine ;  c’est aussi, pour nous, la première porte d’entrée dans le Mystère, celle par laquelle nous sommes initiés au secret du lien providentiel existant entre Jésus et sa mère. Comme fil conducteur de notre méditation sur ce thème, je propose de nous arrêter à une parole que nous avons entendue dans l’évangile de ce jour. Il s’agit, précisément, de l’hommage que Jésus rend à sa mère lorsqu’il dit : « Bienheureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent ».

La voix d’une femme, en effet, s’était élevée dans l’assemblée et avait publiquement magnifié le fait d’être la mère d’un Maître et Prophète aussi éminent que Jésus : « Heureux le ventre qui t’a porté et les seins que tu as sucés » (Lc 11, 27). Et voilà que Jésus semble répondre qu’il y a plus grande félicité que celle de Marie, et que toute personne, fidèle à la Parole de Dieu, n’en tirerait pas moins de mérite.

En vérité, un auditeur inattentif ou un tant soit peu malveillant pourrait mal interpréter cette parole de Jésus et voir l’expression d’une sorte d’indifférence à l’égard des mérites de sa mère. Jésus minimiserait-il le compliment fait à Marie ?

C’est comme si Jésus laissait sa mère dans « l’ombre », préférant attirer l’attention sur ceux qui sont zélés pour la Parole plutôt que sur la personne même de Marie. En réalité, Jésus vient de rendre à sa propre mère le plus grand hommage qui soit. C’est une reconnaissance de la vraie dimension de la maternité de Marie ; nous pourrions dire : une reconnaissance de la dimension divine de cette maternité. En réalité, cette reconnaissance n’est pas sans lien avec la raison profonde pour laquelle Jésus laisse sa mère hors des « projecteurs » de la renommée. C’est, précisément, sur ce point que je souhaiterais approfondir notre méditation.

Pour comprendre pourquoi Jésus formule, de manière voilée, une aussi grande béatitude à l’endroit de sa mère, tout en laissant la personne singulière de Marie dans une sorte d’anonymat, il nous faut partir de l’expérience que nous avons de la lecture des Écritures. Lorsqu’on lit un texte sacré, on découvre, à force de le fréquenter, qu’il y a, dans ce texte, ce qui est dit et ce qui n’est pas dit. La lecture d’un grand texte, et singulièrement la lecture de ce que nous appelons « la Parole de Dieu », ne nous confronte pas seulement aux mots – à que l’on appelle encore la « lettre » –, elle nous confronte aussi aux « interstices », à l’espace vide qui se trouve entre les mots et entre les lignes. Cet espace, apparemment vide de sens, ne fait que se creuser, à mesure que nous progressons spirituellement dans la lecture : ce vide devient sans fond, abyssal. Mais, de ce même « vide » silencieux, semblent vouloir émerger, sans cesse, de nouvelles paroles, de nouvelles visions, de nouveaux sens : ce sont des paroles que l’on n’entend pas avec les oreilles de chair, mais avec le cœur ; ce sont des sens que l’on ne saisit pas avec l’intelligence quotidienne, mais avec une sensibilité plus fine de l’âme, voire avec la plus fine pointe de l’esprit.

Si donc nous cherchons, à travers les Écritures, à connaître qui est le Christ – ou quel est le Christ – nous finissons par percevoir que le Christ a, en réalité, deux faces ; il est, en lui-même, comme le mystère d’une puissante montagne à deux versants : une face visible et une face invisible, une face audible (ou sonore) et une face silencieuse, une face éclairée et une face demeurée dans l’ombre, une face radieuse et une face obscure. Disons-le tout court, le non-dit des Écritures, quant à la personne du Christ, nous laisse pressentir une dimension exotérique et une dimension ésotérique, une dimension « publique » et une dimension « mystique ». Il en est des Écritures comme du Christ lui-même, si toutefois nous considérons ces Écritures comme saintes et inspirées.

Or, c’est en soupçonnant cette réalité de la fécondité du silence des Écritures que s’impose à nous l’évidence d’une mystérieuse convergence entre la dimension « spirituelle » de l’acte liturgique et le mystère attaché à la personne de Marie. Nous pourrions résumer cette intuition de la manière suivante : la tradition liturgique « prie » les Écritures comme Marie les « écoute ». La tradition liturgique, en effet, traduit sans cesse en prières et en visions intérieures ce silence contenu dans la Parole de Dieu, tout comme Marie se présente comme le témoin par excellence de la dimension cachée de l’œuvre divine. La tradition liturgique développe la dimension mystique de la prière et du culte à partir des mêmes silences interstitiels de la Parole de Dieu.

Marie se tient dans le silence de Dieu. Les Évangiles disent si peu choses sur la personne de Marie qu’ils finissent par attirer l’attention sur son « retrait » et sur la qualité de son silence, au point de faire de cette femme le témoin privilégié de la face secrète du Christ. Elle témoigne, par son apparent anonymat, de la dimension cachée de l’identité du Christ, celle qui plonge ses racines dans le silence abyssal du Nom imprononçable, le Nom révélé à Moïse.

La tradition liturgique, plus visionnaire que « théologienne », plus mystique que spéculative, nous montre la Mère de Dieu comme une forme de « double » secret de la personne du Christ, tout comme l’ombre, sur cette terre, est attachée à la manifestation de la lumière. C’est pourquoi chacune des grandes fêtes du Christ, qui diffractent, au cours de l’année liturgique, la lumière pascale de la Résurrection, est doublée d’une fête mariale ; et le propre d’une fête mariale est de nous introduire à la dimension voilée – ou « céleste » – du Mystère : elle nous dit ce que la lettre des Écritures ne nous dit pas ; elle nous transporte au-delà du voile de la réalité quotidienne et nous place, d’emblée, en compagnie du monde angélique.

C’est le propre de la prière liturgique que de nous apprendre à nous tenir dans cet espace « interstitiel » des Écritures, dans cet « entre-deux », ce vide sacré qui s’immisce entre les mots et les lignes pour nous initier progressivement à entendre ce qui est inaudible, à voir ce qui est invisible, à contempler une lumière au-delà de toute lumière, une lumière émergeant, comme d’une source, depuis les profondeurs mêmes de la Sagesse divine.

Ainsi en est-t-il de la fête de la Nativité de la Mère de Dieu, que nous célébrons en ce jour. Quant aux circonstances de la naissance de Marie, rien ne nous est relaté dans les Évangiles canoniques. La tradition liturgique va trouver son inspiration dans un récit tiré d’un Évangile apocryphe que l’on appelle « le Protévangile de Jacques ». Avec ce récit, qui fait la part belle à l’imaginaire religieux, notre foi peut remplir d’un sens nouveau ce que j’appelais « l’espace interstitiel des Écritures », c’est-à-dire ce non-dit évangélique qui laisse place à une parole d’une autre nature. Ce n’est pas l’aspect anecdotique du récit qui importe, pour nous, mais sa dimension « poétique ». Elle nous ouvre les portes d’une méditation profonde des Écritures, une méditation « intra-scripturaire », qui est comme le fruit d’une lecture en coupe de la Bible.

L’histoire est la suivante : un couple – Joachim et Anne – est confronté à la « malédiction » de la stérilité. Le mari et son épouse souffrent mille humiliations car ne pas avoir de descendance, en Israël, est perçu comme un opprobre, voire comme une disgrâce auprès du Seigneur. Ces « justes » qui, comme Job, se voient privés de la bénédiction divine, n’ont d’autre recours que de redoubler d’opiniâtreté dans la prière en opposant la force de l’espérance au doute – obsession délétère – dû ici à l’incompréhension. Joachim et Anne promettent à Dieu de lui consacrer l’enfant qu’il daignerait, en sa grâce, leur accorder. En d’autres termes, ils font, par anticipation, le sacrifice qu’Abraham dut faire du « fils de la promesse » : ils rendent à Dieu la vie que Dieu voudra bien leur donner ; ils renoncent d’avance à la fierté d’une descendance personnelle. Ils demandent à Dieu de pouvoir enfanter dans la gratuité absolue de l’action de grâces. Dieu leur accorde cette grâce, par la voix de l’Ange, comme il le fit pour Abraham. Une fille leur sera donnée, une véritable fille d’Abraham, qu’ils nommeront Marie et qu’ils présenteront en offrande au Temple, trois ans après la naissance de l’enfant.

Les circonstances miraculeuses de la naissance de Marie sont un décalque de l’histoire de la naissance du prophète Samuel, dont la Mère s’appelait aussi Anne. C’est par ce rapprochement que le récit apocryphe de la naissance de Marie nous fait soudain entrer dans l’espace intra-scripturaire qui nous ouvre à l’intelligence du Mystère. Des profondeurs de l’espace laissé ouvert par le silence évangélique concernant Marie, surgit une multitude de thèmes et de figures bibliques qui viennent donner une chair spirituelle au Mystère de la naissance de la Mère de Dieu. Le thème de la stérilité, une stérilité miraculeusement convertie en fécondité, nous met en connexion avec le destin d’une humanité vieillie en qui l’espérance renaît avec l’attente du « fils de la Promesse » (Isaac, né du sein stérile de Sarah), avec l’enfantement laborieux des fils du patriarche Jacob (Rachel ne pouvait lui donner d’enfant), ainsi qu’avec la naissance du Prophète Samuel, par qui sera fondée en Israël la royauté messianique de David.

C’est ainsi, en fait, que la prière liturgique nous initie à la contemplation de la dimension secrète de la personne du Christ : à travers celle qui se tient dans le silence de Dieu, nous avons accès aux espaces éternels que la Sagesse divine a ouverts dans le sein même de notre humanité. Nous pressentons qu’entre la naissance du « fils de la Promesse » (c’est-à-dire, ici, l’Isaac de Dieu qu’est Jésus) et la naissance du « Prophète » (à savoir celle de Marie, l’être providentiel qui, abritant en son sein un Verbe de Vie, porte ainsi à son achèvement le paradigme de la prophétie), il existe un lien indissoluble. Dans le secret de Dieu, ces deux naissances – celle du roi et du prophète – sont inséparables. Pour que le Fils de la Promesse soit manifesté au monde, il faut que naisse d’abord un Prophète. Pour David, l’Oint du Seigneur, ce prophète était Samuel, l’homme qui, par son retrait, transmettait au jeune berger l’onction royale. Pour Jésus, ce prophète, c’est Marie ! La vocation de Marie se trouve entièrement résumée dans la parole que le petit Samuel avait reçu ordre de répondre, s’il s’entendait une nouvelle fois appelé, au milieu de la nuit : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ».

Ainsi en est-il de Marie : sa vie, sur terre comme au ciel, est de continuer à dire cette même parole de Samuel, mais avec un impact sans précédent pour le destin de notre humanité : « Parle, Seigneur, ta servante écoute ». Elle écoute avec cette faculté d’abriter divinement la Parole, communiquant à notre humanité stérile la capacité d’accueillir, à son exemple, la Sagesse divine qui rend féconde la terre des hommes. La Mère de Dieu continue de se tenir, à nos côtés, dans le silence de « l’écoute », comme dans l’écho des chants que nous avons fait monter en son honneur vers le trône de gloire de son Fils. Avec elle, c’est toute notre humanité qui doit devenir « témoin » des merveilles secrètes de Dieu, méditant sur les paroles que l’Ange dit au Voyant de Patmos (dans le livre de l’Apocalypse):

« Je suis un serviteur avec toi et avec tes frères qui gardent le témoignage de Jésus. Le témoignage de Jésus, en effet, c’est l’esprit de la prophétie » (Ap 19, 10).

Amen !