L’évangile de ce jour contient une phrase surprenante, qui semble peu chrétienne : « à celui
qui a, on donnera et il sera dans l'abondance, mais, à celui qui n'a pas, on enlèvera même ce qu'il
semble avoir. » N’est-ce pas le contraire de ce que nous dit 1 Jn 3,17 : « si quelqu'un possède les
biens de ce monde, et que, voyant son frère dans le besoin, il lui ferme ses entrailles, comment
l'amour de Dieu demeure-t-il en lui », ou Jc 2,15-17 (« Si un frère ou une soeur sont dans la nudité,
et qu'ils manquent de la nourriture de chaque jour, et que l'un de vous leur dise: Allez en paix,
chauffez-vous et rassasiez-vous, et que vous ne leur donniez pas ce qui est nécessaire au corps, a
quoi cela servira-t-il? Il en est de même de la foi: si elle n'a pas les oeuvres, elle est morte en elle-
même. »). Mais attention : si ces deux derniers passages de l’Écriture sont vrais, quand Jésus dit
qu’on donnera à celui qui a et que celui qui n’a pas perdra même ce qu’il croit avoir, ce n’est pas de
finances qu’Il nous parle !
En fait, qui est « celui qui a et à qui l’on donnera » ? N’est-ce pas celui ou celle qui prend au
sérieux sa vocation d’enfant de Dieu, qui s’engage résolument à vivre chrétiennement et qui le fait
dans toute la mesure de ses forces ? Rappelons-nous que Pierre avait demandé à Jésus : « Voici,
nous qui avons tout quitté et t'avons suivi; qu'en sera-t-il pour nous? » (Mt 19,27), et que Jésus lui a
répondu : « Personne ne quittera sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère,
ou ses enfants, ou ses champs, pour Moi et pour l'Evangile, qu'il ne reçoive cent fois autant,
maintenant, en ce temps présent, des maisons, des frères, des soeurs, des mères, des enfants et des
champs, avec des persécutions, et, dans le siècle futur, la vie éternelle » (Mc 10,29s). Toutefois,
prenons garde encore : ce n’est pas sur un simple plan humain, terrestre et immédiat, que Jésus se
place, mais sur celui de la vie éternelle ! Cela ne signifie pas non plus que nous verrions les biens
promis par Dieu seulement dans un au-delà qui peut nous paraître imaginaire ! Non, « les frères et
les soeurs » reçus au centuple le seront dès cette vie, mais pas nécessairement dans notre famille ! Il
ne s’agit pas d’augmenter sa propre maison, mais d’entrer tout entiers dans la « maison de Dieu »,
si j’ose ainsi appeler l’Église, c’est-à-dire la communion de tous ceux et celles qui croient en Jésus-
Christ et qui veulent Le suivre, et qui, avec Jésus, se considèrent aussi « frères et soeurs » de tous
les hommes, même de ceux qui ne croient pas, quoique ces derniers, eux, ne voient pas les choses
de cette manière. Ce n’est pas par hasard ou par politesse que les premiers chrétiens s’appelaient
« frères » et « soeurs », et que nous avons gardé cet usage dans la liturgie. Si l’on prend vraiment au
sérieux l’enseignement de Jésus, on se rend bien compte que nous sommes tous frères et soeurs,
enfants d’un même Père céleste, qui nous convie tous ensemble dans son Royaume, avec toute
l’humanité. Et les passages des épîtres cités tout à l’heure à propos du devoir de s’aider les uns les
autres visent précisément cela : nous devons nous entraider comme dans une famille, et dans la
mesure où cela nous est possible, aider nos frères et soeurs dans le besoin.
Mais cela ne s’arrête pas là : comme Jésus l’a bien précisé aussi dans l’évangile de Marc, cela
nous viendra « avec des persécutions » – autrement dit, il ne faut pas espérer être compris de tous.
Ceux qui ne croient pas à l’Évangile, et que nous considérons aussi comme des frères et des soeurs,
ne nous comprendrons pas nécessairement et risquent bien, eux, de nous en vouloir de suivre ainsi
Jésus, ils se moqueront de nous, ils nous mettront à l’écart, et même certains d’entre nous peuvent
être mis à mort, car n’oublions pas que le XX e siècle a connu plus de martyrs que toute l’Antiquité,
et notre XXI e siècle est malheureusement sur la même voie : ce que les hommes appellent « le
progrès » n’est pas toujours le progrès de la justice et de la vérité !
Et pourtant, cela vaut la peine de suivre Jésus, de s’engager de tout coeur à sa suite, quitte à
prendre des risques sérieux. Comme Jésus l’a dit lui-même : « Le royaume des cieux est encore
semblable à un trésor caché dans un champ. L'homme qui l'a trouvé le cache ; et, dans sa joie, il va
vendre tout ce qu'il a, et achète ce champ » (Mt 13,44). Le Royaume des cieux est un trésor, la
parole de Jésus nous ouvre les yeux sur le véritable sens de notre vie terrestre. « Le Fils de Dieu est
venu, et Il nous a donné l'intelligence pour connaître le Véritable » (1 Jn 5,20). Et cette vérité, c’est
– nous ne le dirons jamais assez – que notre vie terrestre n’a de sens que si nous la vivons pour ce
qu’elle est, à savoir à l’image de la vie divine, une vie d’amour sans limites. Car la vie éternelle
commence ici-bas, et « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, Toi le seul vrai Dieu, et Celui
que Tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,3). Jésus est venu sur terre et nous a montré comment est
Dieu : Dieu est Celui qui aime sans aucune limite, qui accepte librement de mourir plutôt que de
faire le moindre mal même à ceux qui Le crucifient en dépit de toute justice, Celui qui pardonne à
tous … et ouvre ainsi le chemin du paradis. Car le « paradis », ce n’est pas un lieu, ni même une
manière d’être où nos moindres désirs seraient satisfaits, comme on le pense parfois, mais c’est une
vie qui répond, dès maintenant et pour toujours, à notre désir le plus profond, celui de vivre dans un
échange d’amour, d’aimer et d’être aimés tout à la fois. Or l’amour ne s’achète pas. L’amour
s’offre, il donne tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, et si c’est de l’amour véritable, il n’exige rien en
retour. Certes, il espère être aimé en retour, mais cet amour doit être reçu comme un don gratuit,
non comme un dû que l’on aurait acheté, sinon cela devient du commerce et ce n’est plus un libre
don de soi ! L’amour ne peut exister que dans la plus totale liberté.
Et nous en arrivons ainsi à une plus juste compréhension de la parole de Jésus citée dans
l’évangile de ce jour et qui peut légitimement heurter quiconque ne la comprend pas correctement.
Aimer, cela suppose un libre choix de notre part, un choix que l’on doit renouveler chaque jour, et
qui demande à être constamment approfondi et mis en pratique. Plus on s’y engage – et cet
engagement, rappelons-le, n’est pas gratuit, il ne s’agit pas d’une sinécure, puisqu’il peut aller
jusqu’à mettre en jeu notre existence terrestre – et plus on en perçoit les fruits. « Celui qui a » –
comprenons celui qui s’est engagé, qui paie de sa personne – recevra encore davantage, et plus il
s’engagera et plus il recevra, alors que « celui qui n’a pas » – comprenons, celui qui hésite, qui
reste au bord sans s’engager personnellement, qui a peur de perdre ce qu’il croit tenir, à savoir ses
biens terrestres, qu’ils soient matériels ou affectifs – celui-là perdra même ce qu’il croit avoir, car
non seulement les biens terrestres passeront, mais en vérité ils ne peuvent même pas satisfaire notre
plus profond désir, celui de donner sens à notre vie même ici sur terre.
Pour mieux comprendre, songeons à la Vierge Marie, qui a tout donné, jusqu’à son propre
corps en acceptant d’être la mère d’un enfant qui n’aurait pas de père terrestre, qui a terriblement
souffert sur terre, en particulier au pied de la Croix, mais qui est la « toute-bienheureuse », car
l’amour sans limite qu’elle a investi en répondant à l’appel de Dieu l’a rendue non seulement Mère
de Dieu, mais encore, en Jésus, mère de tous ceux qui marchent à la suite de son fils Jésus, et par
Lui de l’humanité toute entière. Cela vaut pour tous les saints, comme saint Paul nous l’a rappelé
dans l’épître de ce dimanche : après avoir souffert à peu près tout ce qu’un homme pouvait subir de
son temps, alors que les hommes le maltraitaient, il était « toujours dans la joie, … enrichissant les
autres … et possédant tout » (2 Cor 6,10), et cela à cause de sa foi en Jésus-Christ. Et c’est vrai de
tous les saints, ceux d’un passé lointain comme ceux d’aujourd’hui (songeons par exemple au Père
Damien au milieu de ses lépreux, ou à Mère Teresa à Calcutta). Cela le sera aussi pour chacun de
nous, dans la mesure où nous déciderons si nous voulons vraiment suivre Jésus, et et nous engager à
sa suite. Songeons en particulier aux « saints joyeux », comme saint Philippe Neri ou à ce François
d’Assise que les fioretti nous montrent avec Frère Léon, mis à la porte par un paysan, un jour
d’orage, dans le froid et la pluie, dire : « Frère Léon, voilà la joie parfaite ! » Bien sûr la « joie
parfaite » n’est pas celle d’avoir froid et d’être trempés sous la pluie, mais d’avoir la certitude dans
son cœur que, quoi qu’il arrive, nous sommes toujours aimés de Dieu, qu’Il ne nous abandonne
jamais, et que, à l’exemple de Jésus et grâce à la force qu’Il nous donne, nous continuons à aimer de
tout cœur tout le monde, même celui mis dehors à coups de bâton !