Jésus nous dit : « Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra ; mais celui qui la perdra à
cause de Moi et de l'Evangile, la sauvera » (Mc 8,35). Mais qu’est-ce à dire ? Nous
comprenons tous la « vie » comme cette vie que nous avons, et nous savons que nous n’en
avons qu’une… du moins sur terre. Mais est-ce bien de cette vie-là que Jésus nous parle ?
L’Écriture nous dit que Dieu a fait l’homme « à son image et selon sa ressemblance »
(Gen 1,26). Dieu nous a donc donné une vie semblable à la sienne – même si, ça va de soi,
nous ne sommes pas Dieu, mais des créatures à son image. Or, qu’est-ce que la vie de Dieu ?
La vie de Dieu, c’est d’aimer, d’aimer sans limites, comme nous le dit la 1 e épître johannique
(Dieu est amour, 1 Jn 4,8.16) et surtout comme Jésus l’a vécu dans sa chair humaine, en
aimant les siens jusqu’au bout (Jn 13,1), en donnant sa vie jusqu’à mourir sur la Croix en
dépit la plus élémentaire justice, mais – notons-le bien – sans mla moindre pensée de révolte,
sans aucune rancoeur envers ceux qui le crucifiaient, mais au contraire en leur pardonnant
(Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font, Lc 23,34). Certes Jésus a
profondément souffert de cette crucifixion, non seulement d’une terrible souffrance humaine,
qui lui avait fait suer des gouttes de sang lors de son agonie (Père, si ce calice peut s’éloigner
sans que je le boive… Lc 22,42 ; Mt 26,42.44), mais encore plus, n’ayons pas peur de le
croire, en voyant sa mission de salut de l’humanité échouer complètement, car n’oublions pas
que Jésus était entièrement et pleinement homme et que, en tant que tel, Il ne pouvait pas
prévoir la Résurrection et le salut qui s’en suivrait (et cela malgré le fait que, en tant que Dieu,
certes Il le savait, mais Jésus n’a jamais « triché », si l’on ose ainsi dire, dans sa pleine
humanité). Or, si Jésus s’est incarné, c’était par amour pour l’humanité, pour nous sauver, et
Il voyait que des hommes anéantissaient ce salut en le crucifiant, et que même ses plus
proches amis, les disciples, s’étaient enfuis… La citation du Ps 21,1 (22,1) « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Mt 27,46), a tout son sens, même si les derniers
versets de ce même psaume ouvrent sur une espérance messianique.
On a souvent présenté les choses de manière « juridique », comme si l’injuste
crucifixion « compensait » la juste condamnation d’Adam due au péché. J’avoue que c’est
une présentation qui me met fort mal à l’aise, d’abord parce qu’elle a l’air de présenter Dieu
comme s’Il cherchait vengeance, ou du moins s’Il réclamait pour Lui-même « justice », alors
que la justice de Dieu n’est que miséricorde et amour infini – comme on le voit au pardon
accordé par Jésus aussi bien à ceux qui Le crucifiaient qu’au Bon Larron –, et ensuite parce
que je ne vois pas en quoi un mal – et la Crucifixion de Jésus est certainement un mal absolu
– pourrait générer un bien !
Autre chose est de dire que, à l’occasion de ce mal absolu que fut la Crucifixion du
Sauveur, la Justice de Dieu s’est révélée dans toute sa dimension, dans toute sa splendeur.
Que, au moment même de sa mort, Dieu, en la personne de Jésus, pardonne de tout son coeur
tout le mal qu’on lui a fait, cela fait resplendir l’amour infini de Dieu pour toute l’humanité,
pour les méchants comme pour les bons, car Dieu fait lever son soleil sur les méchants
comme sur les bons (Mt 5,45). Cela, oui, cela révèle qui est Dieu, Amour infini et sans aucune
limite ni restriction vis-à-vis de qui que ce soit. Et c’est ainsi qu’en mourant, Jésus a – si j’ose
dire – sauvé sa vie, c’est-à-dire la vraie vie, la vie divine, celle qui est totalement étrangère au
mal, à la vengeance, à la haine et à l’égoïsme. Et c’est pourquoi le Père L’a ressuscité et Lui a
donné le nom qui est au-dessus de tout nom (Phil 2,9). Jésus a ainsi sauvé aussi notre vie,
dans la mesure où nous croyons en Lui et Le suivons. C’est bien ce que nous chantons dans le
tropaire de Pâques, et qui est souvent répété dans les textes relatifs à la Résurrection : par sa
mort Il a vaincu la mort.
Mais ce don de la vie que Dieu nous a fait et que Jésus nous a rendu, malgré notre péché
(car tous ont péché Rom 5,12), implique une condition : il faut que nous-mêmes acceptions
librement de croire en Jésus et de Le suivre. Si nous persistons dans le péché, dans le refus de
Dieu, il s’ensuivra que le péché mène à la mort (cf. Rom 5,12ss ; Rom 6,21ss ; 1 Jn 5,16) –
non pas nécessairement la mort terrestre, qui est de toute façon inévitable pour tout être
vivant, car celle-là fait partie de la loi de la vie sur terre – mais la mort à la vie éternelle, la
mort à la vie divine à laquelle nous sommes appelés et qui ne peut être qu’une participation à
la vie divine d’Amour infini. Qui refuse librement et consciemment d’accepter que notre vie
terrestre n’a de sens qu’en étant amour et partage, se condamne lui-même à s’enfermer dans
l’égoïsme, à n’avoir d’autre but dans sa vie terrestre que de se satisfaire soi-même au
maximum – ce qui est un mythe, car le désir entraîne toujours un désir plus grand – et
d’arriver à vaincre la mort terrestre qu’il ne pourra pas éviter. Cet homme-là s’enfonce dans
l’absurde.
Que faire alors ? Eh bien, nous rappeler que, comme nous l’a dit saint Paul dans l’épître
de ce jour, l'homme n'est pas justifié par les oeuvres de la loi, mais par la foi en Jésus-Christ
(Gal 2,16), et que la foi en Jésus-Christ, c’est une confiance active, car la foi sans les œuvres
est une foi morte (Jc 2,26). Et les œuvres, ce n’est pas d’abord une activité matérielle, qui
n’est que la conséquence logique de ce que l’on croit ; croire en Dieu, c’est d’abord et avant
tout s’associer à la vie divine en aimant nous aussi jusqu’au bout, autant que l’on peut (je vis
dans la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé, et qui s’est livré Lui-même pour moi, Gal 2,20).
C’est le chemin que Jésus nous a montré, et il est bien exact que nous ne pouvons pas y
arriver par nos propres forces seulement : nous avons pour cela besoin de la grâce de Dieu
(Gal 2,21) ; pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible (Mt 19,26).
Or, justement, cette grâce nous est accordée en abondance dans la mesure même où nous la
demandons, que ce soit dans la prière, dans les sacrements, et particulièrement dans la
communion au Corps et au Sang du Christ que nous nous apprêtons à recevoir. À chacun de
nous de savoir si nous voulons vrament croire en Jésus, et donc nous confier totalement à Lui
et Lui demander la grâce d’être capable de Le suivre !