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Dimanche de Carnaval

Retirez-vous de Moi, maudits, allez au feu éternel, qui a été préparé pour le
diable et pour ses anges (Mt 25,41). Les paroles de Jésus dans l’évangile de ce
dimanche préparatoire au carême paraissent bien terribles, elles font peur et peuvent
faire oublier que Dieu veut que tous soient sauvés et parviennent à la connaissance de
la vérité (1 Tim 2,4). Mais ce serait oublier le style de cette parabole, car c’en est une.
Ce serait oublier que Jésus parlait pour être compris de ses contemporains, et que pour
cela il était nécessaire non seulement de parler en paraboles, mais aussi de présenter les
choses sous forme de violent contraste, en « blanc et noir » comme nous dirions, en
laissant tomber les nuances, comme lorsque Jésus dit que Si quelqu'un vient à Moi, et ne
hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, et ses frères, et ses soeurs, et même sa
propre vie, il ne peut être Mon disciple (Lc 14,26), ce qui signifie en fait tout
simplement qu’il faut préférer Dieu à tout, mais ne nous dispense nullement ni de nous
aimer les uns les autres – que du contraire ! –, ni d’accomplir nos obligations vis-à-vis
des membres de notre famille.
C’est pourquoi nous devons aussi bien entendre la parabole du Jugement Dernier,
qui donne son nom à ce 7 e dimanche avant Pâques. Comme ce qui a été dit les deux
dimanches précédents, elle veut attirer notre attention sur le fait que, pour vivre
vraiment notre « Pâque », le passage de la mort à la vie que la Résurrection de Jésus
signifie pour nous tous – le passage d’une vie terrestre, mortelle, à la vie éternelle que
Dieu veut nous accorder à tous –, nous devons passer d’une manière de voir purement
terrestre, celle qui est centrée sur le « moi » – que ce soit ma personne ou ceux qui me
sont proches, ma famille, mes biens, mon entourage – à un regard transformé par le
Seigneur, un regard qui, comme celui de Jésus, voit dans tous les hommes « mes frères
et soeurs », et dans tout ce qui nous entoure « notre maison commune », selon
l’expression qui circule de nos jours. Mais pas seulement « notre maison commune » au
sens terrestre – un sens bien sûr éminemment respectable, tout comme la parole de Jésus
citée plus haut ne nous dispense en rien d’aimer nos parents, notre famille et nos
proches –, mais « notre maison commune » au sens de toute la création, mise là par
Dieu pour nous offrir à tous une vie éternelle, une « maison commune » mise au service
de la vie spirituelle et non le contraire, exactement comme nous devons aimer notre
famille en tant que nous sommes tous ensemble membres de la famille de Dieu. Si vous
vous souvenez de la parabole dite « du mauvais riche et de Lazare » (Lc 16,19-31), que
nous avons lue à la fin du mois d’octobre, le reproche qui est fait à ce riche est de ne
penser qu’à lui-même et aux siens sans tenir compte du fait que le pauvre Lazare,
quoique n’ayant aucun lien avec sa famille, est lui aussi « un frère », et a autant de
droits d’être secouru, dans la mesure où on en a la possibilité, que les frères du riche en
question. C’est notre regard sur la vie que Jésus est venu changer. Il ne s’agit pas de
« ma vie ici-bas », dont tout le monde sait que nous n’en avons qu’une, mais tout
simplement de « la vie du monde » pour lequel Jésus est venu sur terre, comme Il l’a dit
lui-même: le pain que Je donnerai, c'est Ma chair, pour la vie du monde (Jn 6,52). Tout
comme Jésus a donné sa vie pour que nous ayons la vie, nous devons prendre

conscience que notre vie sur cette terre n’a de sens que dans la mesure où nous la vivons
pour Dieu. Notre corps mourra un jour, mais notre personne vivra pour l’éternité avec
Dieu, ses anges et tous ses saints, dans la mesure où nous sommes nous-mêmes devenus
enfants de Dieu (Jn 1,12), dans la mesure où notre propre regard sur la vie se sera
modelé sur celui de Jésus.
Et c’est bien du regard porté sur les autres qu’il est question dans les deux lectures
de ce jour. Dans son épître aux Corinthiens, S. Paul marque bien le fait que ce qui
compte, ce n’est pas l’aliment que l’on mange, mais le souci que chacun de nous doit
avoir pour son frère, même et surtout son frère plus faible : à Corinthe, la viande qui
avait été offerte aux idoles était bon marché, et il était intéressant de s’en nourrir, à
condition d’avoir bien conscience qu’on le faisait non pas pour rendre un culte aux
idoles – qui ne sont rien (8,4) – mais parce que c’était économique; mais certains frères
plus faibles dans la foi pouvaient être tentés de croire que, ce faisant, on « ménageait la
chèvre et le chou », on se conciliait quand même les bonnes grâces de l’idole pour le cas
où elle aurait eu quelque pouvoir ; et dans ce cas, ta science fera périr ton frère plus
faible, pour lequel le Christ est mort (8,11). Et c’est bien pour cela que Paul est prêt à se
passer de viande à tout jamais, par égard pour son frère plus faible.
Et l’évangile que nous avons lu vise à bien nous faire comprendre que ce que vous
aurez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait (Mt 25,40).
Autrement dit, que tous et chacun de nous – car bien sûr ce qui vaut pour le plus petit de
nos frères vaut aussi pour chacun de nous en particulier ! – nous sommes les frères de
Jésus, enfants d’un même Père du ciel. Et donc non seulement que nous avons tous un
devoir vis-à-vis de chacun des autres, mais encore bien plus, qu’en agissant comme
Jésus nous y invite, nous devenons « en fait » ce que nous sommes déjà « en droit »,
nous nous comportons en enfants de Dieu et le devenons de plus en plus. Et c’est bien
cela le but de tout le carême, c’est cela la porte du ciel que nous ouvre la Résurrection
de Jésus. Tout comme la parabole de l’Enfant Prodigue, lue dimanche dernier, nous
faisait comprendre que Dieu nous aime tous comme ses enfants, la parabole
d’aujourd’hui nous rappelle que, dans la mesure où nous vivons en enfants de Dieu,
nous devons aussi nous aimer les uns les autres, comme Jésus nous a aimés (cf. Jn
13,34), et que nous serons jugés sur nos actes : Celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit,
ne peut pas aimer Dieu qu'il ne voit pas (1 Jn 4,20)… mais celui qui aime son frère,
qu’il voit, aime par là même Dieu qui nous aime tous. Dès lors, ce n’est pas au jour du
Jugement Dernier que doit se faire le jugement de chacun de nous, mais c’est chaque
jour, dans chacune de nos actions. Que le carême que nous commencerons la semaine
prochaine soit pour nous une occasion de « revenir vers Dieu », et par là même de
« revenir vers nos frères ».