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22e dimanche après la Pentecôte

Entre nous et vous il a été établi un grand abîme, de sorte que ceux qui voudraient
passer d'ici vers vous ne le puissent pas, pas plus qu'on ne (peut) traverser de là-bas vers
nous. Ces paroles que Jésus met dans la bouche d’Abraham peuvent nous paraître
correspondre à l’image du Dieu terrible, celui dont on évoque « le redoutable jugement » dans
les litanies de notre liturgie, celui que représentent les scènes du Jugement Dernier (cf. Mt
25,41-46), un Dieu prononçant une condamnation définitive à laquelle on ne peut échapper.
Et l’on se demande peut-être comment concilier cette image avec le portrait de Dieu que Jésus
nous a tracé dans la parabole de l’Enfant Prodigue, où l’on voit le père guetter impatiemment
le retour de son fils perdu, se jeter à son cou dès qu’il le voit, et faire la fête car mon fils que
voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé (Lc 15,24).
En fait, ces images de Dieu sont comme les deux faces d’une même pièce de monnaie :
la première montre comment nous, les hommes, voyons Dieu, et la seconde comment Dieu
nous regarde. Car il est vrai que, après notre mort, nous ne pourrons plus changer, mais la
raison n’en est pas que Dieu ne nous le permettrait pas, mais tout simplement que nous-
mêmes serons figés pour toujours dans notre manière d’être. Et cela non pas parce que Dieu
ne nous aimerait plus – comment un vrai père pourrait-il oublier ses enfants, même lorsqu’ils
sont morts ? – mais parce que notre liberté personnelle n’aura plus la possibilité de s’exercer.
Dieu nous a créés à son image et selon sa ressemblance (Gen 1,26), donc libres, et cette
liberté nous appartient de manière essentielle : sans elle, nous ne serions plus des êtres
humains, nous serions comme les animaux sans raison, qui sont mus par l’instinct (lequel est
d’ailleurs tout à fait remarquable, une œuvre admirable de la création), mais qui n’ont pas la
liberté de choix. Lorsqu’un animal meurt, il disparaît pour toujours, non seulement
matériellement, mais aussi aux yeux de ses congénères : même si certains animaux observent,
paraît-il, une « période de deuil » à la disparition du partenaire de leur couple, c’est une
manière pour eux d’effectuer la transition entre une manière de vivre et une autre ; et pour la
plupart des autres animaux, l’animal mort n’existe tout simplement plus, il est oublié, et on
peut voir une vache continuer à brouter tranquillement à côté de son veau qui vient de mourir.
Il en va tout autrement de l’être humain, et ceux d’entre nous qui ont perdu un être cher,
conjoint ou enfant, ne le savent que trop bien. Quand un homme meurt, nous voyons qu’il
« ne vit plus », comme nous le disons, et cela signifie bien qu’il ne peut plus agir sur cette
terre, mais ceux qui l’aiment savent bien qui il est et ils gardent vivant son souvenir. Quant à
lui, existe-t-il encore ? Les apparences nous disent que non, mais la Résurrection de Jésus-
Christ et l’Écriture sainte nous invitent à ouvrir les yeux sur une autre dimension. Je ne parle
pas de l’évocation des morts dans le spiritisme, mais d’autres signes qui suggèrent peut-être
que tout ne se limite pas à ce que voient nos yeux de chair : il y a les « signes » que certaines
personnes perçoivent de la part d’être aimés disparus, et – pourquoi pas ? – les « apparitions »
de la Vierge Marie ou des saints avec parfois des « miracles », ce que l’on appelle
pudiquement des « phénomènes inexplicables dans l’état actuel de la science ». Rien de tout
cela ne peut être une preuve, car la foi ne relève pas du domaine du démontrable. Sans entrer
ici dans un raisonnement qui nous entraînerait trop loin, il faut tout simplement nous rappeler
ici la parole de Jésus à saint Thomas : Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! (Jn 20,28).
Mais si, après notre mort, notre corps mortel disparaît entièrement, tôt ou tard, que
devenons-nous alors ? Eh bien, s’il y a une chose qui, de fait, semble devoir être figée pour
toujours, c’est notre liberté. Non qu’elle n’existe plus après notre mort, mais que, une fois que

nous ne serons plus dans cette chair mortelle, nous deviendrons comme des anges dans le ciel
(Mt 22,30), ainsi que l’a répondu Jésus à ceux qui niaient la résurrection. Or, le propre des
anges, c’est d’être en eux-mêmes tels qu’ils sont, sans jamais changer. Pour nous, c’est
justement notre condition d’être mortels qui nous donne la possibilité de changer, mais une
fois morts, nous resterons toujours ce que nous sommes devenus, nous resterons la personne
que nous avons voulu construire au cours de notre vie terrestre, librement, en fonction de nos
propres choix. Si nous avons choisi de vivre en égoïstes, sans nous soucier le moins du monde
d’autrui – comme le riche représenté dans la parabole d’aujourd’hui –, nous n’arriverons plus
à nous intéresser à une relation vraie avec les autres, nous continuerons à ne voir les choses
qu’en relation à nous-même, comme le riche de la parabole, qui se soucie d’abord de lui-
même et qui veut utiliser le pauvre Lazare pour apaiser sa propre soif, et qui ensuite pense à
« ses » frères, à sa famille immédiate, sans avoir un seul mot de regret pour n’avoir jamais
songé à faire l’aumône au pauvre qui mourait de faim devant sa porte. Si, en revanche, on a
construit sa vie sur la relation à autrui, si l’on a découvert et mis en pratique que la vraie vie,
celle que Dieu a créée lorsqu’Il a fait l’homme à son image et sa ressemblance, c’est d’aimer,
car Dieu est amour (1 Jn 4,8), et de nous aimer les uns les autres, on continuera à vivre cette
relation avec Dieu et avec nos frères et sœurs humains créés par Dieu comme nous et avec
nous, et à réaliser que si c'est ainsi que Dieu nous a aimés, nous aussi nous devons nous aimer
les uns les autres (1 Jn 4,11). Nous n’aurons plus rien à changer, car : La perfection de
l'amour de Dieu en nous, c'est que nous ayons de l'assurance au jour du jugement, parce que
tel qu’Il est, Lui, tels aussi nous sommes en ce monde (1 Jn 4,17). N’ayons pas peur des mots :
cela signifie vivre comme des saints, c’est-à-dire comme des personnes qui font de leur mieux
pour conformer le plus possible leur propre vie à celle de Jésus-Christ, même si nous savons
que nul n’est parfait, et que nous avons tous besoin du pardon de Dieu.
Et pour en revenir à la leçon de notre évangile d’aujourd’hui, c’est exactement à la
lecture de ces versets que l’on peut comprendre comment concilier la parabole de l’Enfant
Prodigue avec celle que nous avons lue aujourd’hui, deux paraboles qui se succèdent dans le
3 e évangile (Lc 15,15-32 et Lc 16,19-31) : Dieu nous a créées libres, mais cette liberté est liée
à notre présence dans ce corps mortel. Pendant notre vie terrestre, nous avons à construire
notre personne telle que nous la voulons, en exerçant notre liberté. Mais la vraie liberté, ce
n’est pas la possibilité de changer à tout moment, de suivre son caprice et faire n’importe
quoi, comme une girouette : la liberté, c’est de devenir tels que nous souhaitons être pour
toujours. Et Dieu nous y aide autant qu’Il le peut, sans toutefois jamais entraver notre liberté :
Il nous propose, Il nous invite, mais c’est nous qui décidons. Dieu a fait le maximum de ce
qu’Il pouvait faire : L'amour de Dieu s'est manifesté parmi nous en ceci: Dieu a envoyé Son
Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par Lui (1 Jn 4,9). Mais c’est à nous d’y
répondre librement. Et pour évoquer une dernière fois la parabole de l’Enfant Prodigue,
rappelons-nous que c’est parce que le fils perdu est revenu vers son père, peu importe ses
motivations, que le père a pu lui pardonner et le recevoir à nouveau (Lc 15,20). Dieu
pardonnera toujours, pour autant que nous le Lui demandions, même à l’extrême fin de notre
vie, comme Il l’a fait avec celui que l’on appelle « le bon larron » (Lc 23,43). Mais après
notre mort, nous risquons fort de ne plus pouvoir exercer notre liberté, y compris celle de
regretter nos fautes et d’en demander à Dieu le pardon. Et l’on ne peut conclure qu’en
prenant le dernier verset de la 1 e épître johannique : Mes petits enfants, gardez-vous des
idoles ! Amen (1 Jn 5,21).