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Transfiguration 2022

Transfiguration 2022

L’évangile de ce jour nous raconte la Transfiguration du Seigneur sur le Mont-Tabor d’une façon très descriptive. Grâce en outre à l’iconographie et aux textes de la liturgie nous nous imaginons assez aisément ce qui s’est passé sur la montagne, comme si nous y étions présents nous-mêmes. Et, en effet, nous le sommes. Si non, quel sens y aurait-il pour nous de célébrer la fête ? Comme dans une grande et solennelle liturgie cosmique, Jésus est transfiguré devant nous et devant ses trois disciples. Son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements deviennent blancs comme la lumière. Comme dans la liturgie, les limites du temps et de l’espace sont supprimées car deux personnages de temps anciens, Moïse et Élie, apparaissent sur scène et participent pleinement dans l’évènement. Soudainement, une nuée soustrait Jésus et les deux personnages aux regards des disciples, tandis qu’une voix retentit du ciel « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection : écoutez-le ! ». Aussitôt nous voyons Jésus relever les disciples, épouvantés et tombés à terre, en disant : « n’ayez pas peur ! ». Dans l’Évangile selon S. Luc, que nous avons entendu hier soir, les disciples étaient même tombés en sommeil, comme ils le feront, quelque temps après, dans le Jardin des Oliviers, quand Jésus entrera dans sa Passion.

L’icône de la fête semble vouloir nous mettre en présence du moment culminant de cette théophanie, le moment où la voix du Père retentit du ciel, car nous voyons les disciples face contre terre. Tandis que Jésus, Moïse et Élie sont dépeints comme se tenant au sommet de la montagne, on dirait que les disciples ont fait une grande chute et se trouvent désormais tout en bas. L’icône souligne ainsi une distance physique entre le Christ et ses disciples, comme s’ils n’étaient pas vraiment montés ensemble. Pourtant, l’Évangile semblent dire que la nuée les couvrait tous les six : « … une nuée lumineuse les couvrit ». Dans ce cas, les disciples étaient donc aussi à l’intérieur de la nuée et c’est là qu’ils tombèrent face à terre, l’intensité de l’évènement étant devenue intenable. Le tropaire de la fête commente cela, en disant : « Tu t’es transfiguré sur la montagne, ô Christ Dieu, montrant à tes disciples ta gloire autant qu’ils pouvaient le supporter ». 

La question qui s’impose à nous est de savoir où nous nous trouvons : au loin, dans notre temps et notre espace, en train de méditer ce qui, un jour, a eu lieu sur la montagne ? Avec les disciples, épouvantés et tombés face à terre, ou même profondément endormis pour échapper à la réalité… ? Ou bien tout de même avec Jésus, Moïse et Élie dans la nuée ? Dans ce dernier cas, toutefois, nous devons encore nous demander ce que nous faisons précisément dans la nuée, quelle est notre attitude : y sommes-nous, avec une crainte toute religieuse, en adorateurs du mystère de la divino-humanité ou sommes-nous engagés autant que possible dans la conversation avec Jésus, Moïse et Élie ? En fin de compte, la question est donc la suivante : sommes-nous épouvantés et bouleversés par la magnificence de la théophanie du Seigneur ou bien sommes-nous ravis et réconfortés dans notre nature humaine par la manifestation de cette humanité d’un Dieu qui converse avec nous comme un homme converse avec son ami ?

Car c’est bien cette mémoire que l’apparition de Moïse et d’Élie veut raviver en nous, en ce moment de la révélation de l’union intime des natures divine et humaine en Christ. Moïse est celui à qui Dieu accepta de se montrer sur le Mont Sinaï et avec qui « le Seigneur conversait face à face, comme un homme converse avec son ami » (Ex 33,11). Élie, quant à lui, est l’amoureux de Dieu, celui qui « éprouve une ardeur jalouse » (1 R 19,10) pour le Seigneur, à qui Dieu n’apparaît pas dans la tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans une brise légère (1 R 19,12). Ce Dieu, que Moïse et Élie servent avec une crainte filiale et un total dévouement, avec qui ils cheminent fidèlement leur vie durant, se révèle à eux dans une normalité toute naturelle et une naturalité toute humaine. Dans ce sens, leur présence lors de la Transfiguration du Christ n’est pas ‘un miracle supplémentaire’ mais la confirmation de ce que le Verbe-de-Dieu-fait-chair ne s’impose pas à Sa Création par la force, par des manifestations de pouvoir ou par la contrainte, mais plutôt se fait présent comme à travers une brise légère qui réconforte les âmes assoiffés ou comme un être humain aimable et aimant qui invite à converser au lieu de pousser à convaincre. La présence de Moïse et d’Élie signifie donc en même temps que notre place aussi, en tant que baptisés en Christ et « suiveurs de la Voie » (Ac 9,2), est auprès de Lui, dans cette nuée de rencontre mystique, dans laquelle cette voix retentit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection ». 

Or, la manifestation de cette ‘humanité divinement pure’ du Christ est trop éblouissante pour les disciples. D’abord ils essayent de contrôler la situation, de la ‘domestiquer’ en proposant une solution sécurisante à effet retardant : construire trois tentes. Voilà ce qui est bien humain : se réfugier dans des sécurités établies et dans la logistique institutionnelle. Mais la gloire de Dieu ne se laisse pas domestiquer par les schémas humains, aussi vénérables ou bien-intentionnés qu’ils puissent être. Du coup, les disciples détournent le regard, tombant face à terre, fuyant cette réalité inattendue et déconcertante, et sombrant dans l’état secondaire d’un profond sommeil. Toutefois, ce qui importe – et ce qui est réconfortant pour nous – ce n’est pas la première réaction des disciples, tout de même très compréhensible, mais ce qu’ils ont appris, leur cheminement ultérieur, la mission et le ministère qu’ils ont pu accomplir grâce à cette expérience. C’est ce que nous avons entendu dans la première lecture d’aujourd’hui. Pierre, le ‘dormant’ du Mont Tabor et du Jardin des Oliviers, nous incite dans sa deuxième lettre à « affermir notre vocation et notre élection ». Car, dit-il, « …en faisant cela, vous ne tomberez jamais » : vous resterez debout, dans la nuée, avec le Christ transfiguré. Affermir sa vocation et son élection est ce qui incombe à chacun, chose impérative que l’apôtre ne cessera de nous rappeler : « je prendrai soin de vous rappeler ces choses » (2 P 1,12),  « je regarde comme un devoir (…) de vous tenir en éveil par des avertissements » (c’est-à-dire : « je vous empêcherai de vous endormir ») (2 P 1,13), « j’aurai soin qu’après mon départ vous puissiez toujours vous souvenir de ces choses » (2 P 1,15). Et quel en est le but ? Que nous soyons identifiés au Christ transfiguré et ressuscité. Soit, comme le dit l’apôtre : « que l’étoile du matin [– le Christ –] se lève dans vos cœurs » (2 P 1 ,19).

Notre rencontre, en fin de compte, n’est donc pas avec le Christ mais, en lui, avec tous ceux et toutes celles avec qui Il converse « comme un homme converse avec son ami ». C’est cela le sacrement de la vie en Christ. La Transfiguration est la dynamique de cette Rencontre dans laquelle le Christ s’ouvre en moi à l’autre tandis que l’autre – l’étranger, le malade, le pauvre, le prisonnier, l’affamé (cf Mt 25, 35-36)… – se révèle à moi comme le Christ en gloire : ce n’est pas moi qui concède une telle reconnaissance à l’autre, mais c’est le Christ qui manifeste sa gloire en l’autre, pour qui n’a pas peur et ne retourne pas son regard, pour qui ne s’est pas endormi. Or, tout comme nous avons tendance à focaliser dans la Transfiguration la lumière éclatante, l’apparition étonnante de Moïse et d’Élie et la voix qui retentit comme l’apogée d’un miracle théâtral, nous nous sommes habitués à considérer la liturgie comme notre rencontre avec Dieu, comme notre communion au corps et au sang du Christ, comme l’accomplissement en nous d’une sorte de miracle eucharistique. Mais nous oublions que notre rencontre, si véritablement il y en a une, se déroule en Christ et avec les autres. Notre présence auprès du Christ transfiguré n’a pas comme but de nous conduire à une pieuse méditation de quelque mystère extraordinaire mais de nous mener, en Christ, à la Rencontre avec ces hommes et ces femmes avec qui Dieu veut converser « comme un homme converse avec son ami ». C’est cela le sacrement de la communion. C’est cela la brise légère dans laquelle Dieu veut se communiquer à l’humanité assoiffée, troublée et souffrante. C’est à cela qu’est destinée la voix du Père qui, en cette grande fête réconfortante, nous présente solennellement son Fils bien-aimé, en qui Il a mis toute son affection, en disant : « Écoutez-le ! ».

Mais qu’y a-t-il à écouter ? Que nous dit le Verbe de Dieu ? Il nous touche et nous dit : « Levez-vous ! Ne dormez plus… N’ayez pas peur, c’est moi. Descendons de la montagne ! Suivez-moi ! ». Amen.