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Lundi de Pâques 2020

Jn 1,18-28

« Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, celui qui est dans le sein du Père, c’est Lui qui nous l’a donné à connaître (ἐξηγήσατο) » (Jn 1,18). Remarquons bien que l’évangéliste ne dit pas qu’Il nous l’a fait voir, car ce serait en contradiction avec l’affirmation catégorique de l’A.T.: « Ma face, nul ne peut la voir » (cf. Ex 33,23; 1 Rs 19,12s). En effet, Jésus ne pouvait pas nous montrer Dieu, car pour « voir Dieu » il faudrait être soi-même sorti des limites de l’espace-temps, qui définissent notre vie terrestre. Notre mode de connaissance ne peut fonctionner que par analogie à partir de ce dont nous avons déjà l’expérience, donc à partir d’êtres ou de choses insérés dans les limites de l’espace-temps – ce que nous exprimons par le fait d’« être une créature ». Si nous parlons de création, c’est qu’il y a un créateur. Qui est-Il, comment et pourquoi a-t-Il créé le monde, l’humanité a toujours cherché à le savoir à partir de sa propre sagesse, sans pouvoir donner d’autre réponse qu’une hypothèse. Car une certitude ne pouvait venir que de Quelqu’un antérieur à la création, donc du Créateur lui-même.

Et puisque nous ne pouvons connaître que des personnes ou des objets créés Dieu, ne pouvant se faire connaître à nous directement, a choisi d’entrer Lui-même dans la création, comme une créature, pour pouvoir nous parler un langage qui soit à notre mesure. Non seulement un langage de paroles, comme celles que Dieu avait adressées au peuple d’Israël à travers les prophètes, ni même les paroles que Moïse a entendues sur le mont Sinaï, mais un « langage » concret, la manière de vivre du Verbe de Vie qui est venu sur terre et a habité parmi les hommes (anaphore de Basile). « En ces jours qui sont les derniers, Il nous a parlé par le Fils qui est la splendeur de Sa gloire et l'empreinte de Sa sub­stance » (Hb 1,3). Ce Fils nous a montré dans son humanité qui est Dieu, aimant jusqu’au bout (Jn 13,1), jusqu’à donner sa vie en pardonnant du fond du coeur à ceux-là même qui le crucifiaient en dépit de toute justice (Lc 23,24). Et, dans sa Résurrection, Il nous a permis de percevoir ce qu’est la vie éternelle à laquelle Il nous invite. Lui-même est ressuscité, car il n’était pas possible que l’auteur de la vie fût soumis à la corruption (anaphore de Basile), et ce faisant Il nous a aussi donné une idée de ce que pourra être, pour nous créatures, la vie éternelle. Tout en gardant toute sa personnalité terrestre, Jésus Ressuscité n’est plus enfermé dans les limites de la matière : on le reconnaît, on peut toucher les plaies de la crucifixion, lui offrir à manger… mais Il n’est plus tout à fait le même, puisqu’Il est partout à la fois, qu’Il entre et sort toutes portes fermées. Il est même dit que, lors de l’apparition finale de Jésus sur la montagne de Galilée, « quelques-uns, cependant, hésitèrent » (Mt 28,17), ce qui montre bien que ni la réalité de la Résurrection, ni l’existence de Dieu, ne s’imposent jamais, justement parce que Dieu veut absolument respecter notre liberté.

En fait, Dieu ne pouvait pas se faire connaître autrement, car si Dieu est « amour sans limites », Il est aussi « respect sans limites ». Il veut nous donner accès à la vie éternelle auprès de Lui, mais Il s’interdit de nous l’imposer, car ce serait nous faire violence, cela ne respecterait pas notre autonomie, et nous empêcherait par le fait même de répondre librement à son amour – puisque l’amour ne peut être qu’un acte de souveraine liberté de la part de chacun de ceux qui aiment. Il ne pouvait donc nous parler que par l’exemple, et nous révéler ce que nous pouvons comprendre par analogie avec notre condition terrestre. C’est pourquoi nous disons que c’est la 2e Personne de la Trinité qui s’est incarnée, prenant appui sur les paroles même de Jésus qui appelle Dieu « Père », alors qu’il est bien évident qu’il ne s’agit pas d’un engendrement comme celui que pratique l’humanité. De même, l’Esprit-Saint, que nous appelons la 3e Personne de la Trinité, vit et agit, mais Il n’est bien sûr ni une colombe ni une langue de feu. Cette analogie terrestre nous permet toutefois de comprendre que Dieu, tout en étant absolument unique, n’est pas non plus une monade enfermée en elle-même, mais qu’Il est par excellence un être de communion, la communion la plus parfaite qui soit, entre les Personnes divines. C’est à cette communion-là que nous sommes invités à prendre part, tout êtres limités que nous soyons, et Jésus nous l’a fait comprendre en nous invitant à appeler à notre tour Dieu « notre Père » (Mt 6,9). Grâce à l’Incarnation, la première épître de Jean peut affirmer : « Ce qui était au commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de vie, … ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que, vous aussi, vous soyez en communion avec nous, et que notre communion soit avec le Père, et avec Son Fils Jésus-Christ … et que notre joie soit parfaite » (1 Jn 1,1-4 passim).

À coup sûr, aussi longtemps que nous sommes sur cette terre, notre communion avec Lui est limitée, mais chacun de nous est libre de l’approfondir dans la mesure même où il s’investit dans cette relation, par la prière et surtout en mettant en pratique ses commandements. Mais, après notre mort, nous sommes appelés à vivre cette communion d’une manière dont la Résurrection de Jésus nous donne l’image : pour autant que nous puissions le comprendre aujourd’hui, grâce à la miséricorde de Dieu, qui nous « purifiera de tout péché » (1 Jn 1,9), notre personnalité sera préservée, mais elle ne sera plus retenue par les limites de la création, et c’est ainsi que nous pourrons alors « Le connaître tel qu’Il est », réalisant en même temps la parole dite par Dieu à Moïse : « Car il n’est pas possible de voir ma face et de vivre » (Ex 33,20). Nous ne vivrons plus de la vie terrestre, et nous pourrons dès lors « voir sa face ». Comme l’exprime bien, une fois encore, la première épître de Jean : « Bien-aimés, nous sommes dès maintenant enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que, lorsque ce sera manifesté, nous serons semblables à Lui, parce que nous Le verrons tel qu'Il est » (1 Jn 3,2). Quel est le sens exact de ces dernières paroles, nous ne pouvons pas le savoir aujourd’hui, dans les limites d’une existence terrestre, mais nous le connaîtrons alors.

Toutefois, puisqu’il est question d’images permettant de comprendre des réalités qui nous dépassent, nous pouvons dès maintenant, dans la personne de la Vierge Marie, nous figurer quelque chose de ce que nous pourrons devenir. Elle qui a totalement adhéré à la volonté de Dieu dans toute son existence, par son « oui » lors de l’Annonciation, confirmé au pied de la Croix où elle s’est associée au « oui » de son Fils qui venait de dire « Père, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Lc 22,42), Marie est la figure même de la créature qui vit à la perfection la condition d’« enfant de Dieu », et c’est d’ailleurs pourquoi elle a été tellement associée à la Résurrection de son Fils qu’elle n’a pas eu besoin d’apparition pour savoir qu’Il était ressuscité. Dans sa mort terrestre elle-même, Marie est entrée dans la communion éternelle que Dieu propose à toute ses créatures dès avant la Résurrection finale (celle du « Dernier jour ») ; et cela vaut, bien sûr, aussi pour les autres saints, dans la mesure propre à chacun, que Dieu seul connaît. C’est sans doute pour cela que Marie, et les autres saints aussi, peuvent être partout sans être enfermés nulle part, qu’ils peuvent venir en aide à tous ceux qui invoquent leur aide dans tous les temps et tous les lieux, sans connaître autre limite que celle de l’Amour de Dieu, dont la mesure de l’amour est d’aimer sans mesure. Qu’ils nous apprennent à entrer, à notre tour, dans cette plénitude de la joie qui est propre à ceux qui, avec le Bon Larron, demandent à Jésus : « Souviens-toi de moi, Seigneur, quand tu entreras dans ton Royaume », de ceux qui confessent leurs fautes et que le sang de Jésus purifie de tout péché (1 Jn 1,7) !