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Vendredi saint 2017

Aujourd’hui, la Création a les entrailles serrées à la vue de son Créateur pendu sur la croix: nu, humilié, méprisé, privé de beauté et de charme, mort. Aujourd’hui, la Création gémit dans ses entrailles pour tant d’hommes et de femmes qui, en ce moment, meurent dans la misère, qui fuient la violence et la guerre, la faim et la soif, qui sont abandonnés, méprisés, humiliés dans leur humanité intime, privés d’amour et de chaleur humaines, seuls dans ce monde. Aujourd’hui – comme tous les jours – la Création pleure en tous ceux qui pleurent, en tous ceux qui ont les entrailles serrées et le cœur brisé. Car jamais la Création ne réussira à supporter dans son sein la mort violente et la souffrance; jamais elle ne s’habituera à voir les hommes user de la violence pour régner les uns sur les autres, à voir les humains se servir du mépris et du mensonge pour abaisser les autres, à voir les créatures dominer les forces divines de la Création en transformant l’icône du Créateur en une caricature maligne. Car l’empreinte de Dieu son Créateur, c’est-à-dire son regard de bénédiction, est le principe de Vie de la Création qu’elle partage avec ceux qui bénissent et avec ceux qui sont bénis.

Or, y a-t-il quelque chose de plus contraire à la bénédiction que la pendaison? N’est-ce pas le symbole ultime de la malédiction (Dt 21,23; Ga 3,13)? Que peut-il y avoir de plus éloigné du regard bienveillant de Dieu et de l’honneur des hommes que d’être élevé au-dessus des hommes, suspendu entre terre et ciel, livré aux dérisions et aux regards de haine jusqu’à ce que, comme une grâce, la mort s’en suit? N’est-ce pas le signe ultime de l’échec total du projet humain, produisant comme espoir unique de vite disparaître dans le non-être absolu, sans laisser aucune trace dans la mémoire, comme si l’on n’était même pas né? Solitude, misère, mépris, peur, souffrance, mort, désespoir, anéantissement: voici la mémoire de vendredi saint, voici la vie de tant d’hommes et de femmes maintenant, toujours et partout.

Ce mouvement d’‘anti-Création’, de négation de la Création, ce regard de malédiction qui essaie de supplanter la bénédiction du Créateur, est le Règne des Ténèbres, le règne le plus impérialiste et colonisateur qu’il peut y avoir, un règne dont les armées ne sont jamais au repos et qui se propage en semant dans les hommes le désespoir, le découragement et la solitude: le désespoir est son arme, la mort est sa victoire, l’oublie est son triomphe. Y a-t-il quelqu’un de plus seul dans l’évangile d’aujourd’hui que Judas, qui n’eut même pas quelqu’un pour lui donner la mort au moment où il comprit qu’il n’avait rien compris et que tout était râté, la vie de Jésus aussi bien que la sienne? Si du moins on l’avait pendu auprès des trois crucifiés de Golgotha, malgré sa honte et sa misère il aurait été moins totalement seul… Un des larrons crucifiés avec Jésus coalisait avec les spectateurs moqueurs, espérant peut-être de se sentir moins abandonné en se déclarant du coté de la multitude. Or, non seulement la multitude ne prenait plus parti pour lui, homme maudit et voué à l’anéantissement, mais il fut désavoué même par l’autre larron, celui qui partageait son sort et avec qui il avait communion de vie.

Jésus lui-même, dans son humanité divinement profonde, éprouvait la solitude, la peur, le découragement et le désespoir: “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abondonné?” Dieu peut-il être tellement loin qu’Il devient absent à lui-même? Si Dieu, le mystère de l’omni-présence, souffre de l’abandon, si Dieu perd courage et se laisse envahir par la peur, quelle espérance reste-t-il pour nous, pauvres humains, qui n’avons que l’espérance pour nous tenir en vie? Mais non, l’espérance ne meurt pas car elle germe toujours dans le cœur de l’homme tant qu’il y reste le plus petit grain d’amour, semence de vie de notre Créateur. Et voici que l’autre larron, du plus profond de son être, là où Dieu lui-même aime et espère en lui, prend son courage à ses deux mains étendues sur la croix, le tend à Jésus et lui dit: “Ne m’oublie pas! Souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton règne”. Et Jésus lui répond: “Aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis”. Ainsi, la mémoire – “Souviens-toi de moi!” – et la vie – “Tu seras avec moi” – sont une seule et même dynamique: dynamique de présence, d’amour, de confiance, de courage, de bienveillance; dynamique qui se moque de la malédiction prononcée par les hommes, des barrières du temps et de l’espace, de l’absence apparente, des ténèbres, de la mort.

La tension entre la mort de Jésus et la foi dans sa Résurrection, entre l’absence du Christ et sa présence au dedans de nous, entre la mort, la malédiction et la misère de l’humanité et l’espérance de la vie qui triomphe, de la bénédiction de Dieu et du bonheur des enfants de Dieu, cette tension constitue la substance de la célébration du vendredi saint à travers les siècles. À Constantinople, il y a mille ans, on célébrait la liturgie des présanctifiés, car justement en ce jour des ténèbres existentielles comment saurait-on se priver de cette communion dans le corps du Christ, mystère de notre présence les uns aux autres dans l’amour de Dieu? Cependant, à Jérusalem, on célébrait un autre rite, un rite proprement funéraire, inspiré par la présence physique du tombeau du Christ, pour faire mémoire de la réalité de sa mort. Comme en se souvenant du rideau du temple qui se déchira au moment de la mort de Jésus, on ne célébrait pas dans la basilique de l’Anastasis, mais on se rendait au sépulchre sur lequel on préparait un gâteau de farine, en forme de croix, auquel le patriarche ajoutait l’essence de roses. En recevant et en mangeant un morceau de ce gâteau provenant du tombeau, les fidèles communiaient non seulement au mystère du défunt, du supplicié, mais aussi au mystère même de la mort, de la misère, du désespoir, de la peur, du tombeau des uns et des autres, dans le sens où il s’agit d’un seul et unique mystère.

Telle est aussi la situation devant nous: nous avons quitté l’autel et le sanctuaire, nous avons déposé sous cette coupole notre Seigneur crucifié et mort, notre église est devenue le tombeau de Jésus… et le nôtre; nous avons été aspergés de parfum comme si nous étions nous-mêmes le gâteau funéraire – et nous le sommes!; en venant vénérer le corps du Christ nous allons entrer si profondément dans le mystère du Christ comme seulement vendredi saint nous invite à le faire. Mais en même temps nous savons que ce mystère n’est pas limité à vendredi saint ni à l’espace de cette église: vendredi saint c’est toujours et partout. Et notre communion dans ce mystère ne peut pas être profonde si notre cœur, notre mémoire, n’embrasse pas tous les crucifiés dans ce monde, si nous ne donnons pas le gâteau funéraire à l’essence de roses que nous sommes, en partage à ceux qui en ont besoin, à ceux qui sont dans une misère, un désespoir, une mort plus profonds que nous.

Rassemblés dans ce sépulchre, au moment de nous approcher du corps du Christ pour le vénérer, ayons dans notre cœur les paroles du bon larron: “Souviens-toi de nous!”, et soyons prêts à amener avec nous, à inclure dans notre gâteau funéraire, les tout petits germes d’espoir de tant d’hommes, de femmes et d’enfants qui souffrent et qui languissent d’amour et de présence humaine chaleureuse et bienveillante.

Prions donc. Et souvenons-nous des victimes des attentats en Égypte et en tant d’autres lieux, si vite oubliés…, des nombreuses victimes en Syrie et en tout le Proche-Orient; souvenons-nous des personnes qui sont décédées cette nuit ou aujourd’hui, cette semaine, ces derniers mois; prions pour ceux qui sont mort dans la solitude et pour qui personne ne prie; pour ceux qui se sont donnés la mort par désespoir et tristesse; prions pour les enfants mort-nés et pour les enfants avortés; portons avec nous les larmes de ceux qui ont perdu une personne aimée, un enfant, un parent, un frère ou une sœur, un ami, un époux ou une épouse; faisons mémoire aussi de tous ceux qui sont seuls, qui vivent dans la rue, qui sont entourés de haine et d’inimitié; de ceux qui doivent faire face à l’inévitable: les prisoniers et toutes les personnes qui sont privés de leur liberté, de ceux qui sont réduits en esclavage, qui doivent se prostituer ou qui sont dépendants des drogues, d’alcool, d’internet ou des jeux de hasard; souvenons-nous des malades, de ceux qui souffrent dans leur corps ou dans leur âme, des personnes qui ont peur de ce qui doit arriver; prions pour les personnes âgées qui souffrent la solitude; souvenons-nous aussi de chacun de nous, de ceux que chacun porte en son cœur et de ceux qui prient avec nous par notre webcast, qui comptent sur la qualité spirituelle de notre présence ici dans cette église et qui, à leur tour, nous aident très physiquement à devenir conscients de ce que notre liturgie – tout comme l’amour de Dieu – dépasse de loin le toit et les murs de notre édifice.

Oui, que Jésus se souvienne de nous tous et qu’il ouvre tout large le Paradis de notre cœur!