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Noël 2016, liturgie du jour

Un ami m’a écrit pour me transmettre ses “meilleurs souhaits en cette 2016ième commémoraison de la Nativité de Notre Seigneur selon la chair”. Quelle quantité de fêtes à travers les siècles; quelle variété dans les façons de célébrer, selon les époques, les lieux, les nations, les niveaux de vie; quelle richesse de traditions religieuses et d’usages populaires; que de soucis et de préoccupations, année après année et siècle après siècle, de la part de mères et de pères de familles, de responsables de communautés, de curés, de pasteurs, de maîtres de musique ou de cérémonie afin que la fête se déroule ‘comme il faut’ ou selon les attentes de ceux qui ont des attentes…; quelles masses de nourriture et de boisson qui ont été consommé; quel nombre d’arbres qui a été coupé; mais aussi: quelle quantité de souhaits de paix, de bonheur, de joie et de sérénité que l’humanité s’est échangée! Et tout cela pour commémorer la Nativité de Notre Seigneur selon la chair… En effet, quel endroit sur cette terre n’a pas encore abritée la crèche de Jésus, entourée de Marie et de Joseph, des bergers et des mages, de l’âne et du boeuf et de troupeaux entiers de brebis? Et qui sait compter les étoiles qui ont été faites pour représenter l’étoile de Bethléem…?

La crèche et l’étoile sont deux de ces grands symboles – et parmi les plus nobles – par lesquels Noël a été célébré à travers les siècles. Noël est tout plein de symboles, chacun étant enraciné dans une tradition, fut-elle chrétienne, pré-chrétienne ou mélangée. Ainsi, chacun de ces symboles que nous chérissons est porteur d’une mémoire qui nous relie à l’événement fondateur. Tel est du moins le but de ces symboles: être des ponts ou des transporteurs qui relient le maintenant avec le moment initial, celui qui remplit ces symboles de raison d’être et de sens. Pour nous, les croyants, cet événement est le mystère du Verbe de Dieu qui devient petit enfant, Dieu qui s’incarne dans la chair de sa propre créature, dans notre chair. Les souhaits de paix, de bonheur, de joie et de sérénité que nous échangeons sont eux-mêmes des symboles de cette naissance pleine de mystère: en nous embrassant et en échangeant nos souhaits, nous transmettons les uns aux autres notre foi dans l’événement par lequel le Verbe de Dieu, le principe même de la Vie et de la Création, l’étincelle de l’amour de Dieu descend dans notre être le plus intime pour y habiter. Nous pouvons peut-être ne pas être conscients de toute la dimension historique de cet événement ou de toute son ampleur théologique voire même ontologique, mais nous ne pouvons pas rester intouchés par sa dynamique réformatrice et vocationnelle par rapport à notre vie.

Une mémoire que nous célébrons, quelle qu’elle soit, qui n’a plus de rapport avec son événement fondateur vital, est une mémoire qui n’a plus son propre pulse: une telle mémoire se sert de la tradition comme un masque funéraire qui n’a ni voix, ni regard, ni ouï. Que de plus grave pour la fête de Noël que de devenir une parodie de la vie, de la paix et de la joie, un monument funéraire de l’amour du Père, du Verbe créateur et de l’Esprit vivificateur! Quand notre mémoire de Noël perd son propre pulse, l’enfant de Bethléem devient un enfant né mort que nous réchauffons ou que nous allumons quand cela nous convient, comme nous allumons l’arbre de Noël.

Pourtant, ne jugeons pas ceux qui célèbrent Noël en dehors de tout cadre ecclésial. Dieu seul connaît les cœurs et il reconnaît sa propre paix et la joie qui jaillit de son cœur aimant, là où ses créatures les échangent entre elles et les propagent dans la création. Regardons-nous plutôt nous-mêmes, nous qui confessons Dieu devenu homme dans l’enfant de Bethléem. Notre mémoire est-elle vivante, a-t-elle son propre pulse, vit-elle en se communiquant, grâce à son enracinement vital et vitalisant dans le mystère véritable du Dieu-fait-homme? Attention: ce n’est pas parce que ma communauté ou mon Église célèbrent la mémoire qu’elle est d’office vivante pour moi et qu’elle possède son propre pulse. Il ne suffit pas non plus d’être expert en Écriture Sainte ou en Pères de l’Église, ni même d’user frénétiquement le seuil de l’église. En effet, dans l’évangile d’aujourd’hui, nous avons bien vu qu’Hérode et les scribes, eux qui justement auraient dû être experts des écritures et de ce qu’elles enseignent sur la venue du Christ, n’avaient qu’une mémoire parodique, une mémoire qui avait perdu son propre pulse et qui, de ce fait, ne pouvait que commencer et se terminer avec eux-mêmes.

Aux mages, par contre, l’étoile révèle ce que les écritures, les lois et les prophètes ne réussissaient pas à maintenir éveillé dans Hérode et les scribes. Car comment la création pourrait-elle oublier la mémoire de Dieu, mémoire qu’elle incarne et contient? Tant que les saisons se succèdent, que les cœurs des hommes s’attirent les uns les autres, que les êtres se reproduisent, le Verbe de Dieu est à l’œuvre dans la création, par les éléments du cosmos et par tout ce que l’Esprit opère à travers les hommes, révélant aux hommes de bonne volonté que Dieu s’est revêtu de la chair qu’il a créée et que l’amour divin se répand dans le monde. L’étoile appelle les rois mages à poursuivre le pulse d’une mémoire qu’ils ne connaissent pas encore, mais qui déjà fait vibrer leur être le plus intime. Quelle paradoxe: des non-croyants et ‘payens’, experts des choses de la nature, se révèlent plus sages, car plus pénétrables pour la Sagesse, que les experts officiels des choses divines. Pour cette raison, le Verbe de Dieu leur communique le pulse de sa propre mémoire, tandis qu’il avertit Joseph de se mettre à l’abri, avec Marie et Jésus, pour fuire Hérode et les scribes assassins, serviteurs fidèles d’une mémoire qui a perdu son propre pulse.

Mais demandons-nous une autre fois: qu’en est-il de notre mémoire? A-t-elle encore son propre pulse? Les sacrements que nous recevons nous remettent-ils en lien vital avec le mystère du Dieu incarné? Les saintes icônes, que pieusement nous vénérons, nous rendent-elles nous-mêmes icônes de la miséricorde et de l’amour de Dieu pour les plus démunis de nos frères et sœurs, pour ceux qui souffrent et pour ceux qui sont persécutés? Notre célébration de Noël nous transforme-t-elle nous-mêmes en symboles de la fête, en lumière, en douceur, en amour, en chant, en miséricorde, en joie? Devenons-nous nous-mêmes symbole de Noël dans le monde, mémoire de Noël qui se transmet par la dynamique de son propre pulse? Oui, nos célébrations, nos sacrements, nos piétés, les symboles que nous chérissons, s’ils ne nous transforment pas nous-mêmes en mémoire vivante, c’est-à-dire en célébration, en sacrement, en dévouement véritable et en symboles de ce que nous confessons être, commencent et finissent avec nous mêmes en réduisant toute l’expression de notre religiosité en idolâtrie.

Or, nous ne sommes pas tous appelés à devenir étoile de Bethléem, ni roi-mage d’un pays lointain, ni un juste Joseph ou une Vierge Mère, ni même des bergers vigilants et émerveillés. Mais inspirons-nous du moins de la sagesse naturelle de l’âne et du bœuf. Et, en ce jour, entourons notre Créateur couché dans la crèche, soyons sa chaleur et sa protection, avec tout le poids de nos symboles et traditions. Et supplions-le d’augmenter et de renforcer au dedans de nous la bienveillance dont lui-même nous a dotée. Et qu’il fasse de nous la mémoire vivante de sa grâce, selon sa bonne volonté, quand et comme son Esprit le nous inspire.