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Exaltation de la Sainte Croix 2016

Bien avant la création de l’homme, Dieu avait prévu pour les arbres de jouer un rôle prédominant sur la terre. En effet, en plein milieu de la semaine de la Création, le troisième jour, Dieu créa “des arbres donnant selon leur espèce des fruits contenant leur semence, et Dieu vit que cela était bon”. Ainsi, comme l’homme, les arbres sont dotés d’une généalogie, d’une filiation: un arbre se transmet de génération en génération, et chaque arbre porte en lui-même la mémoire de l’arbre qui l’a généré.

Or, la mémoire d’un arbre est bien plus que sa semence. Les arbres, par le processus de ‘photosynthèse’, par lequel ils transforment du gaz carbonique en oxygène, produisant ainsi sur la terre 30% de l’air que nous respirons, participent pleinement à la vie et à l’histoire humaines. Non seulement ils servent comme points de repère historiques, comme abris pour les hommes et pour les animaux et, par leur racines, comme protection de la structure du sol, mais encore, lorsqu’on les coupe pour utiliser leur bois, ils rendent un service irremplaçable à l’homme. Grâce à eux, l’homme peut construire des maisons et des temples, se faire des navires pour défier la force de la mer et surmonter les grandes distances, se fabriquer des engins ou des instruments ou, encore, construire des meubles, comme les sièges pour s’asseoir et se reposer ou les tables autour desquelles on se rassemble pour manger, pour parler ou simplement pour être ensemble. Et si un arbre est vraiment bienheureux, de son bois on fera des icônes, des statues, des autels ou… des croix! Ainsi, un arbre, par le bois qui est son corps, peut se procurer une mémoire séculaire. Point n’est besoin d’être un cèdre du Liban pour devenir éternel: il suffit d’être fait de bon bois. Car, comme pour l’homme, la mémoire de l’arbre ne réside pas seulement dans sa propre reproduction, mais dans son être correlationnel avec le monde qui l’entoure.

L’être d’un arbre et de son bois consiste avant tout dans sa présence silencieuse mais persistante. Sa mémoire ne s’impose pas mais, tel un parfum délicat et capiteux, elle se propose afin d’être reçue, sans pour autant se retirer si elle n’est pas accueillie. Les arbres, en quelque sorte, participent au dynamisme de la Sagesse divine, par laquelle ils ont d’ailleurs été créés, tandis qu’ils s’apprêtent éternellement à se rendre au service de la Sagesse. Ainsi, le Paradis terrestre, repérable de loin par ses nombreux arbres, avait en son milieu l’arbre de la connaissance du bien et du mal, un “arbre bon  à manger et séduisant à voir”, dont l’homme, cependant, ne pouvait pas manger: Sagesse divine et folie humaine dont l’arbre était le symbole et le témoin. Quand l’humanité était corrompue au point que Dieu voulut l’effacer de la surface du sol, Dieu commanda à Noé de construire une arche en bois résineux, assez grande et forte pour abriter la famille de Noé ainsi que toutes les espèces des animaux: la Sagesse divine se sert du bois pour neutraliser la folie et la perversion des hommes et pour sauver la Création. Quand Dieu demanda à Abraham de lui sacrifier Isaac, le fils chéri de la promesse, Abraham fit porter par son fils le bois pour sa propre immolation: Sagesse divine, mais incompréhensible voire scandaleuse aux yeux des hommes... À l’autre bout de l’histoire, lorsque “les temps furent accomplis”, Dieu envoya son Fils dans le monde, né d’une femme, afin de conférer l’adoption filiale à la descendance d’Adam, éloignée plus que jamais de ce jardin d’Eden planté au commencement par Dieu pour converser avec l’homme. Et voici que ce Fils de Dieu est cloué sur l’arbre de la Croix et mis à mort par ceux-là mêmes qu’il était venu sauver: faiblesse et folie de Dieu aux yeux des hommes, mais Sagesse et Force des hommes et pour les hommes dans le plan de Dieu.

L’arbre de la Croix contient la mémoire de l’arbre du Paradis, de l’Arche de Noé, du bois pour le sacrifice d’Isaac et de tant d’autres témoins de l’histoire du Salut. La vraie Croix du Christ est le point culminant de la Création, point vers lequel convergent non seulement les événements qui l’ont précédé, mais aussi ceux qui l’ont suivi, jusqu’aujourd’hui. Car sur la Croix est élevé dans les hauteurs non pas le fruit de la connaissance du bien et du mal, mais le Verbe de Dieu lui-même par qui tout fut créé, le principe de la Vie, par qui la mort a perdu son emprise, son dernier mot, sur les hommes. Ainsi, sur la Croix est élevé non pas simplement le fils de la promesse, mais l’amour de Dieu pour Abraham et d’Abraham pour Dieu: amour générateur, amour simultanément paternel, maternel et filial, amour invincible, amour immortel, amour éternellement élevé au-dessus de toute la Création, amour que partagent, que recoivent en héritage ceux qui le regardent avec foi.

De cette dynamique, l’arbre de la Croix du Christ est le témoin silencieux mais persistant, communicant sa mémoire – l’amour qui sur lui fut élevé – à ceux qui se tournent vers lui avec foi. De cette mémoire est pleine aussi la croix déposée au milieu de notre église, celle que nous avons élevée hier soir pour bénir et consacrer la Création entière. De cette mémoire sont pleines également toutes les croix qui nous entourent, toutes les bénédictions que nous recevons ou donnons et tous les signes de croix par lesquels nous nous signons nous-mêmes. En donnant en partage sa mémoire, en la rendant présente au milieu de nous, la Croix ne supprime pas la souffrance – elle ne serait plus une croix… – mais elle nous rend participants au mystère d’amour, de vie et de bonheur pour lequel les barrières de temps et d’espace sont imaginaires et sans consistance réelle.

Mais ce langage de la Croix – “Sagesse de Dieu et folie des hommes” – est un langage de foi qui exige un renversement profond de perspective, exactement comme les icônes et les sacrements. Ceux-ci, en effet, ne font pas appel à notre perception immédiate mais communiquent une mémoire spécifique à notre propre mémoire, donnant en partage une étincelle de Vie nouvelle à la vie qui est au-dedans de nous et dont la foi est l’oxygène. Mais à nous de recevoir cette mémoire, cette étincelle de vie, et de respirer à pleins poumons.

Que l’arbre de la Croix soit la source de notre foi et que l’amour de Dieu, élevé sur lui, soit la Vie et la consolation de nos âmes.