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Fête de l’Annonciation

Jeudi de la sixième semaine du Carême, Fête de l’Annonciation
 
Avec les vêpres de ce 25 mars, nous sommes arrivés au dernier jour du Grand Carême, dernier de ces 40 jours de préparation en vue de la Semaine Sainte et de Pâques. Et comme pour toute préparation d’une grande fête, les derniers jours se caractérisent par un accroissement de mouvements: les choses se mettent en place, les invités commencent à arriver, ce qu’il y avait à préparer dorénavant doit être prêt, le moment est venu où les préparatifs doivent montrer leur efficacité à soutenir les jours que dure la fête. Les textes liturgiques des derniers jours témoignent bien de ce mouvement accru: ils appellent les moines et les ascètes pour qu’ils quittent le désert et les grottes où ils s’étaient retirés pendant le Carême – selon l’antique usage monastique de Palestine – afin de célébrer ensemble avec leurs frères le mystère de la Passion et de la Résurrection du Christ. Ainsi ils arriveront au monastère et ils entreront dans l’église au même moment où le Christ et ses disciples arriveront chez Marthe et Marie pour ressusciter Lazare, ce cher ami de Jésus, mort depuis quatre jours. Mais entretemps – toujours selon les textes liturgiques – deux disciples sont envoyés en avant du Seigneur pour lui procurer un ânon, sur lequel le Maître s’assoira pour faire son Entrée triomphale dans Jérusalem et pour commencer sa Semaine Sainte. Il y est suivi et accompagné par nous et par la multitude des fidèles, surtout en cette année où toutes les Églises célèbrent la Pâque ensemble.
 
Mais comme pour toute préparation d’une grande fête, il faut toujours une ou plusieurs personnes qui, au milieu de l’affolement et des multiples événements qui vont avoir lieu rappellent – appellent à la mémoire – le véritable et unique sens de tout ce que nous sommes en train de célébrer, la vraie signification inaltérable de toute fête sur la terre ou dans le ciel. Or, ces personnes participent bien au mouvement général: elles ne suivent pas une voie parallèle ni n’ont aucun mépris pour le déroulement de la fête ou pour ses préparatifs si nécessaires. Mais elles gardent éveillée parmi nous la conscience du mystère qui donne raison à la fête, à savoir la profondeur du mystère même de la vie. En effet, même l’anniversaire d’une personne ou d’un événement n’est pas simplement la célébration du fait qu’une autre année est révolue: non, elle prend l’occurrence de cette année révolue comme occasion pour célébrer le mystère que la personne ou l’événement en question représente ou incarne. Ainsi, une fête, et surtout une fête liturgique, n’est pas un rappel d’événements passés ou de personnages historiques et valeureux, mais la vivification d’une mémoire vivante: c’est-à-dire, la célébration du mystère dont la clé d’accès est l’aujourd’hui de notre fête, par lequel le passé et le futur sont unifiés au dedans de nous en une unité renouvelée et vitale.
 
Aujourd’hui, deux personnes remplissent cette fonction de qui garde la conscience éveillée au sens du mystère, deux personnes – ou deux événements – qui nous empêchent d’entrer dans la Semaine Sainte tel qu’on célèbre communément les anniversaires. D’une part, bien sûr, il s’agit de Jésus-Christ lui-même, Bonne Nouvelle que l’Archange Gabriel en ce jour porte à la Vierge Marie, selon l’Évangile de S. Luc. D’autre part, il s’agit de Lazare: non seulement du Lazare ami de Jésus, de l’Évangile de S. Jean mais, peut-être même tout d’abord, du Pauvre Lazare ami d’Abraham, encore de l’Évangile de S. Luc. En effet, les textes liturgiques de cette semaine sont passés sans cesse de S. Luc à S. Jean, d’un Lazare à l’autre, suivant de l’un la maladie, la mort et la révélation progressive de ce qu’il va être ressuscité par le Christ, et suivant de l’autre comme en une grande méditation le lien inséparable entre la vie avant et après la mort. Or, il y a de multiples points communs entre le Lazare ami de Jésus et le Lazare fils et ami d’Abraham. Non seulement tous les deux témoignent de ce que Dieu ressuscite les morts. Mais en plus ils nous avertissent que la Résurrection n’est pas un miracle apte à susciter chez quiconque la foi en un Dieu qui ressuscite si cela ne fait pas déjà partie intégrante de sa vie et de sa mémoire. En effet, l’affirmation d’Abraham selon laquelle les frères de l’homme riche, si déjà ils ne croient pas en Moïse et les prophètes, ne croiront pas non plus si quelqu’un ressuscite des morts, est bien confirmée par les pharisiens et les scribes qui, suite à la résurrection de Lazare, décident que la mesure est comble et qu’il faut en finir avec ce Jésus.
 
Mais aujourd’hui les points communs entre le Christ et l’Annonciation, d’une part, et le Pauvre Lazare dans le sein d’Abraham, d’autre part, retiennent davantage notre attention, en ce qu’ils nous tiennent éveillés pour accueillir la Passion et la Résurrection du Christ entièrement et véritablement comme l’unique mystère indivisible du Salut de Dieu.
Dans ces deux récits de S. Luc remarquons comment les anges sont au service de Jésus et de Lazare. L’Archange Gabriel annonce la venue du Christ, et les choeurs angéliques, lors de sa naissance, transmettent leur joie aux bergers, ces pauvres de ce monde. Quand le Pauvre Lazare meurt, les anges sont là pour l’emporter dans le sein d’Abraham.
Ensuite, selon les mots du Magnificat de la Mère de Dieu, “le Tout-puissant (…) a dispersé les hommes au coeur superbe; Il a renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles; Il a rassasié de biens les affamés et renvoyé les riches les mains vides”. De même, selon les mots qu’Abraham adresse au riche, “en toutes ces choses” (que souvent on traduit simplement par “d’ailleurs”) il y a un abîme infranchissable entre, d’une part, lui-même et ceux qui sont dans son sein et, d’autre part, le riche: il n’y a pas de rapport entre la logique de vie du pauvre et du riche, entre le sein d’Abraham et ce qui n’est pas sein d’Abraham.
Mais, surtout, remarquons les noms qui sont donnés et qui, pour Jésus comme pour Lazare, traduisent le mystère de leur personne dans leur relation avec Dieu: Dieu connaît les personnes, et pour cela ils ont un nom. N’oublions pas que le nom était donné au moment de la circoncision, signe de l’Alliance de Dieu avec Abraham et sa descendance. L’Archange Gabriel dit à Marie: “Voici que tu concevras et enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus”, ce qui veut dire “Dieu sauve”. Or Lazare, dont le nom est dérivé d’Éléazar, “Dieu qui aide”, témoigne de ce que le nom est porteur du mystère de la personne qui porte ce nom. Lazare – Dieu qui aide – est inscrit dans le livre de la Vie, car sa place, qui se révèle pleinement au moment où les voiles de la vie présente sont levés, est dans le sein d’Abraham: il est fils de la promesse car, créé par Dieu, il a vécu sa vie terrestre non pas comme un projet humain, parallèle à la vie elle-même mais, tel qu’Abel, il vivait de la gratuité de la vie, il vivait la vie telle que Dieu la vit. Le riche, par contre, demeure sans nom. Il est vrai qu’Abraham l’appelle plusieurs fois “mon fils”, en réponse à ses cris: “Père Abraham!”, mais il n’a pas de nom par lequel on pourrait l’appeler. Car il n’a jamais fait partie de ceux qui sont objet de la promesse de Dieu à Abraham, il n’a jamais adhéré à l’Alliance par laquelle l’histoire et la mémoire de l’homme sont devenues l’histoire et la mémoire de Dieu, par laquelle le projet de Dieu et les projets des hommes ne sont plus en opposition mais le grand projet unique de Vie.
 
L’annonce de l’avènement du Christ, Fils de Dieu et accomplissement de la promesse faite à Abraham, et le Pauvre Lazare, témoin de l’unicité de la vie humaine dans la filiation d’Abraham sont là, aujourd’hui, comme notre nourriture spirituelle pour la Semaine Sainte et la fête de Pâques. Ils nous enseignent qu’en célébrant la mort et la Résurrection de Jésus, nous faisons mémoire de notre propre mort et Résurrection dans le Christ, du projet entier de notre propre vie comme don et mission de Dieu, de l’insertion de notre vie dans l’Alliance que Dieu à conclue avec notre Père Abraham. Faire mémoire de tout cela signifie de vivre au quotidien – non seulement pendant les jours saints mais toujours et à tout moment – comme une présence le mystère qui nous constitue: présence de Dieu en nous et de nous en Dieu. Et nous entendons l’Archange nous dire: Réjouissez-vous, pleins de grâce! Soyez consolés et fortifiés, enfants de la promesse, descendance d’Abraham!