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Pentecôte

Le Vendredi Saint, porte d’entrée de ce temps de Pâques que nous venons de parcourir, au moment où le Christ pendait à la Croix et nous révélait le vrai visage d’un Dieu qui donne Sa propre vie pour rendre la vie aux hommes qu’Il aime, nous avons lu un passage de l’Écriture particulièrement éclairant pour la fête d’aujourd’hui: “Le Seigneur conversait avec Moïse face à face, comme un homme converse avec son ami” (Ex 33, 11). La promesse de Dieu à Moïse, selon laquelle Il accompagnerait Lui-même le peuple vers la Terre Promise, s’en suivait comme la faveur qu’on accorde à un ami.
Chaque dimanche, de Pâques jusqu’aujourd’hui, dans l’évangile, nous avons rencontré le Christ qui conversait avec des hommes et des femmes. Souvenons-nous de sa conversation avec l’aveugle-né, qui reconnut le Fils de l’homme dans celui qu’il avait vu et qui parlait avec lui; rappelons-nous aussi la conversation de Jésus avec la femme samaritaine en ce lieu de rencontres de haute antiquité qu’était le puits de Jacob; souvenons-nous encore de la conversation de Jésus ressuscité avec Marie Madeleine, avec les disciples d’Emmaüs, avec Thomas et avec les autres Apôtres. Et dimanche passé, ces conversations ont abouti en la grande prière sacerdotale de Jésus, conversation intime du Fils de l’homme avec Dieu son Père.
Les conversations entre Jésus et l’homme ou entre Jésus et son Père miroitent tant d’autres conversations entre Dieu et l’homme dans l’Ancien Testament, dont le récit de Moïse n’est qu’un des sommets. Pensons, par exemple, au prophète Élie à qui Dieu se manifesta dans une brise légère, à David ‘l’homme selon le coeur de Dieu’ (1 Sa 13, 14), à Abraham avec qui Dieu conclut un pacte et que Dieu lui-même appella ‘Abraham mon ami’ (Is 41,8), à Abraham encore à qui Dieu se révéla sous la forme de trois hommes qui faisaient chemin en conversant, et à Adam avec qui Dieu désirait se promener au Paradis à la brise du soir.
Toutes ces rencontres ont cela en commun qu’elles ne consistaient pas en de simples échanges de mots ni en dialogues élevés, mais que quelque chose s’y passait que ne peut comprendre celui qui n’a jamais eu d’ami. Car ce qui s’y passait ne se situe pas tellement au niveau du ‘faire’ mais plutôt au niveau de l’être. La conversation entre Dieu et l’homme n’est pas une action ponctuelle et formelle mais un échange d’être. En effet, c’est bien ce qui distingue entre eux le dialogue et la conversation: tandis que la conversation traduit en soi la proximité et la réciprocité entre ceux qui s’y adonnent – on pourrait dire que Dieu, appelant Adam dans le Paradis, le cherchait pour la conversation vespérale quotidienne – le dialogue, par contre, s’engage entre des parties en soi opposées – on pourrait dire qu’Adam répondit à Dieu en commençant un dialogue. Or, la piété de l’homme, sa religiosité et sa foi conceptuelle, entraînant non pas une conversation entre amis mais un dialogue entre partenaires, ne peuvent pas satisfaire Dieu car elles Lui sont étrangères. Car ce qui y manque c’est la divino-humanité du projet commun, ce qui y manque c’est l’amour qui donne sa vie pour ses amis, ce qui y manque c’est la présence de l’Esprit de Dieu par lequel Dieu est né de la femme et l’homme devient Fils de Dieu.

Depuis la Résurrection de Jésus, les disciples se réunirent fréquemment dans le Cénacle où ils priaient et conversaient ensemble tandis que le Seigneur se manifestait parmi eux. Après l’Ascension, ils continuèrent à s’y réunir, en attente du Paraclet que le Seigneur leur avait promis. Le Livre des Actes des Apôtres ne rapporte pas que les disciples ‘rompaient le pain’ ensemble: il ne célébraient pas le Repas du Seigneur, l’Eucharistie. En effet, l’Esprit Saint n’était pas encore descendu sur eux. Dans le vide entre l’Ascension et la Pentecôte, les Apôtres jeûnaient du Repas du Seigneur car rien ne peut suppléer à l’absence du Christ et à la force de son Esprit. On pourrait dire qu’au Corps du Christ qu’étaient les disciples le Souffle de Vie manquait encore: le Souffle par lequel le Corps doit vivre, le Souffle par lequel le Christ devient opérant dans ses disciples, le Souffle par lequel le repas en commun des disciples devient avec nécessité Repas du Seigneur, le Souffle qui se répand – par la mission des disciples – comme une brise légère sur toute la Création, la transmutant en un immense Repas du Seigneur, cette brise légère dans laquelle Dieu se promène et veut converser avec tous les hommes et toutes les femmes, face à face, comme un homme converse avec son ami.
Le jour de la Pentecôte, les disciples étaient encore réunis au Cénacle, priant et conversant ensemble. Et voici que l’Esprit de Dieu descendit sur eux, remplit leur conversation de la présence de Dieu, devenant Lui-même la Respiration des disciples et le Souffle qui transportait leurs paroles. La chambre où ils se tenaient ne pouvait plus contenir cette conversation divino-humaine, car la présence de Dieu comme une source d’eau vive sortait du sein de chacun, cherchant à se répandre et à embrasser la Création toute entière. Alors, avec un bruit comme celui d’un violent coup de vent, la conversation entre Dieu et les hommes jaillissait du Cénacle, les disciples s’exprimant dans les langues de toutes les nations et le Souffle de l’Esprit se répandant comme une brise légère jusqu’aux confins de la Création, afin de la consoler, de la guérir et de la remplir de la présence de Dieu.

De cette façon, la conversation avec Dieu face à face, comme un homme converse avec son ami, est devenue la réalité intérieure de tous ceux qui constituent le Corps du Christ et sur qui l’Esprit saint est descendu, c’est à dire la réalité de nous tous qui sommes baptisés dans le Christ au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. La proximité, la réciprocité et l’amitié de Dieu habitent en nous et se sont attachées à notre être. Mais encore faut-il agir en conséquence. Car l’Esprit de Dieu, de par son être, se répand, se communique et converse. La mission n’est pas une option parmi d’autres pour celui en qui l’Esprit Saint réside. Or, le problème avec notre christianisme, c’est qu’il a accepté de devenir une religion parmi les autres, oubliant si souvent que Dieu ne peut pas être enclos dans les bornes d’un système ou d’une institution. De même, adhérer au contenu formulé de la foi et observer quelques obligations morales prescrites n’est pas la définition d’une vie selon l’Esprit de Dieu. Car la vie chrétienne ne consiste pas à être pieux, à recevoir les sacrements, ni même à chercher Dieu. Non, la vie chrétienne consiste à chercher l’homme, avec le Père, dans le Fils Jésus-Christ dont nous constituons le Corps, par l’Esprit de Dieu qui est descendu sur nous et qui habite en nous. Le péché contre l’Esprit Saint consiste à ne pas croire que nous l’avons reçu et qu’il nous pénètre tout entier et à ne pas agir en conséquence. C’est une bonne prière et bien nécessaire celle qui demande à Dieu de renouveller en nous son Esprit, c’est un bon désir celui de vouloir pénétrer d’avantage le mystère de Dieu et de rechercher les profondeurs de son amour, mais à condition de ne pas oublier que déjà nous vivons de son Esprit parce que nous sommes le Corps vivant de son Fils. Un Corps du Christ qui n’agit pas selon le dessein de Dieu et qui ne manifeste pas dans le monde la présence dynamique de l’Esprit Saint, un Corps du Christ qui ne représente pas la conversation face à face de Dieu avec les hommes est un corps mort et non pas ressuscité. C’est dans ce sens que S. Paul disait aux Corinthiens: “Lors donc que vous vous réunissez en commun, ce n’est plus le Repas du Seigneur que vous prenez” (1Co 11, 21). Sans doute que les Corinthiens pensaient faire ce que le Seigneur avait demandé de faire lors de la dernière Cène, mais ils avaient oublié que le Corps du Christ qu’ils mangeaient était en même temps le Corps du Christ qu’ils étaient, un seul et même Corps habité par un seul et même Esprit.
Au moment de nous approcher de la Communion, en cette célébration du Repas du Seigneur, prions Dieu qu’Il nous pardonne notre manque de foi par lequel nous défigurons le Corps de son Fils et déclinons la Force de son Esprit. Et demandons qu’Il renouvelle chaque jour en nous le don du Saint Esprit pour que notre Communion devienne toujours davantage notre Communion les uns avec les autres dans Christ, conversation face à face de l’homme avec Dieu, pour que le monde croit.