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20e dimanche après la Pentecôte

Nous avons entendu ce matin la déclaration péremptoire de saint Paul : « Si quelqu'un vous
annonçait un autre évangile que celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème! » Et, d’un certain côté,
on ne peut que l’approuver : nous savons tous quel rôle immense Paul a joué dans la prédication de
l’Évangile et dans l’ouverture de l’Église à « toute la terre habitée », comme on disait à l’époque, en
employant le mot grec qui a donné naissance à l’adjectif français « oecuménique ». Mais en même
temps, nous chrétiens du XXI e siècle, ne pouvons pas ne pas constater que l’évangile, même s’il a été de
fait annoncé jusqu’aux confins du monde, est loin d’être accepté partout, et que même entre chrétiens,
nous sommes encore bien divisés. Alors, que signifie l’anathème ainsi lancé par saint Paul? Qui peut se
permettre honnêtement de croire qu’il a entièrement raison, même seul contre tous?
En fait, nous voyons déjà dans les Actes des Apôtres que chacun avait sa manière de comprendre le
message de Dieu. Ce qui a sauvé l’Église, c’est qu’ils ont su faire attention à la conscience de chacun.
De son côté, Paul avait la certitude d’avoir reçu sa mission de Jésus lui-même, qui lui était apparu sur le
chemin de Damas (Act 9), et il voyait aussi combien de « gentils » – de non-Juifs, donc « païens » –
recevaient avec joie le message de l’Évangile et le pratiquaient avec ardeur, sans toutefois se faire Juifs;
en face, si l’on ose dire, il y avait les chrétiens issus du judaïsme, et qui savaient que Jésus lui-même
avait respecté les règles mosaïques. Fallait-il donc imposer aux païens de devenir Juifs pour devenir
chrétiens ? Le Seigneur lui-même répondit à la question, lors d’une vision qui a amené Pierre à
comprendre que le Christ était venu pour toute l’humanité, suite à quoi Pierre a baptisé le centurion
Corneille et les siens (Act 10). Lors donc du « concile de Jérusalem » (Act 15), les Apôtres se sont mis
d’accord sur le point qu’il fallait respecter la volonté de Dieu et admettre le droit de chacun de pratiquer
la vie chrétienne de la manière qui lui paraissait honnêtement juste, sans imposer à autrui d’adopter ses
propres coutumes (car les chrétiens issus du judaïsme n’ont pas cessé, eux, de respecter les règles
mosaïques pour eux-mêmes). Toutefois, un cadre a été défini, une règle générale acceptée par tout le
monde, car sans cadre il n’y a plus de contenu, comme le fait entendre l’adage populaire « Tout est dans
tout et réciproquement » ; et le cadre qui a été défini demandait aussi un certain effort aux « gentils », car
on leur demandait de s’abstenir « des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de
la fornication » choses absolument inacceptables pour les Juifs : l’entente valait bien que chacun fasse
un effort (même si l’on sait que, par la suite, Paul a bien marqué que, de soi, le fait de manger de la
viande consacrée aux idoles n’avait aucune importance, mais que lui s’en abstiendrait pour ne pas cause
de scandale, par souci pour ses frères: cf. 1 Cor 8).
Ce respect de l’autonomie d’autrui a son fondement dans une constatation sans doute élémentaire,
mais dont il n’est pas si facile de toujours tirer les conséquences. Comme le dit le livre d’Isaïe 55,8s :
« Car mes pensées ne sont pas vos pensées, Et vos voies ne sont pas mes voies, dit le Seigneur. Autant
les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies, Et mes
pensées au-dessus de vos pensées ». Et le Ps 139,17 (trad. BJ) renchérit : « Que tes pensées, ô Dieu, sont
difficiles, incalculable en est la somme ! » Autrement dit : aucun de nous ne peut prétendre connaître
exactement quelle est la volonté de Dieu, ni être sûr d’avoir bien compris son message, et ne peut
réclamer de droit d’imposer à tous son opinion personnelle ! Je dois suivre ma conscience, mais ma
conscience à moi n’est pas omniscience, et ne peut pas me permettre de s’imposer aux autres. Et j’y vois
un danger bien réel de nos jours, avec les médias et la tendance à la « pensée unique », c’est celui de se
risquer à juger les autres. Rappelons-nous la parole de Jésus sur le fétu de paille et la poutre (Mt 7) !

À cela s’ajoute le fait, bien souvent répété dans la Bible, et que nous-mêmes reconnaissons souvent
en théorie, le fait que « je suis pécheur » ! Cela implique que non seulement je ne puis prétendre à la
certitude d’avoir bien compris et interprété la Parole de Dieu, mais aussi que, à supposer même que je
l’aie vraiment bien comprise, le péché m’enchaîne et ne me laisse pas déployer cette vérité dans sa
mesure réelle. Car la vérité de l’Évangile, ce n’est pas seulement une théorie exprimée en paroles, mais
c’est le fait de la vivre en actes ! Rappelons-nous comment saint Paul a vertement repris saint Pierre à
Antioche, quand ce dernier avait renoncé à manger avec les non-Juifs par crainte des critiques de
chrétiens « judaïsants » (Gal 2,11ss). Saint Pierre, qui avait pourtant eu la vision grâce à laquelle il avait
compris qu’il fallait admettre les païens dans l’Église (Act 10), a eu peur d’être critiqué et n’a pas eu le
courage d’agir en fonction de ce que le Seigneur lui avait révélé ! Et nous-mêmes, que faisons-nous  ?
Car certes, je puis, et même je dois, annoncer l’Évangile, et surtout le mettre en pratique, mais je
dois le faire aussi en tenant compte de ma propre faiblesse, en sachant tenir ma modeste place, et en
ayant confiance – et là, justement, il s’agit d’une confiance absolue, sans aucune réserve – que Dieu, Lui,
saura bien faire parvenir son message au coeur de chacun, puisque, comme le dit l’Écriture, Dieu veut
que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (1 Tim 2,4). Je suis son
collaborateur, son messager, mais Jésus seul est la voie, la vérité et la vie (Jn 14,6). Rappelons-nous que
Jésus a dit à saint Pierre : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi viens et
suis-moi » (Jn 21,22). Autrement dit : fais ce que tu dois faire, mais n’essaie pas de dire à Dieu ce que
Lui doit faire ! Et ayons aussi confiance qu’il y a sans aucun doute une vérité bien plus profonde que
celle à laquelle nous autres êtres humains sommes capables d’accéder, une vérité qui nous apparaîtra à
tous lorsque Dieu nous rassemblera tous dans son unique amour. C’est son secret et son mystère, un
mystère qui est sans doute parfaitement résumé dans la parole de l’épître de Jean : « Dieu est amour » (1
Jn 4,8.16). De même que Dieu fait lever Son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur
les justes et sur les injustes (Mt 5,45), ne voudra-t-Il pas réunir toutes ses créatures autour de Lui ?
Certes, Il ne forcera personne, mais Dieu connaît le cœur des hommes (cf. Ac 15,8) et Il sait reconnaître
qui aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit (Mt 22,37).
Parlant de l’unité des chrétiens, le P. Mattā l-Maskīn a écrit : « Le Christ ne demande pas pour
nous l’unité selon la lettre, mais selon l’Esprit » [P. Matta el-Maskîne, L’Unité véritable, source
d’inspiration pour le monde, dans Irénikon, 64 (1991), p. 365-380 (cf. p. 367).] Je pense que cela vaut
aussi pour tous les hommes : « qui suis-je pour juger mon frère ? » [Cette parole du pape François,
inspirée de Rom 14,4, a été fort bien commentée, pour qui s’y intéresse, par D. Greiner, Qui suis-je pour
juger  ? Sur un propos du pape François, dans Transversalités, 136 = 2016/1, p. 19-31, accessible en
ligne sur « Cairn.info »). De mon côté, je dois faire ce que je peux pour vivre en conformité avec ce que
je crois — et me réconcilier avec mes propres limites en me rappelant que Jésus nous a appris que Dieu
est Celui qui pardonne… et nous demande de nous pardonner les uns les autres. Et trouver ainsi la paix
du coeur, « attendant la bienheureuse espérance et l'avènement de la gloire du grand Dieu et de notre
Sauveur Jésus-Christ, qu'est livré Lui-même pour nous, afin de nous racheter de toute iniquité, et de
faire de nous un peuple purifié, agréable, et zélé pour les bonnes oeuvres » (Tite 2,13s).