Nous avons entendu aujourd’hui, dans l’épître, S. Paul nous exhorter à exercer chacun
avec zèle les dons que nous avons reçus, quels qu’ils soient — car chacun de nous a les siens,
et ils sont heureusement tous différents : nous sommes tous complémentaires, et tous nous
avons besoin les uns des autres. Dans nos pays de vieille tradition chrétienne, où aujourd’hui
l’on tend à être plutôt discret sur son appartenance à l’Église, ces mots sonnent presque
comme une rodomontade, une prédication creuse que l’on s’empresse d’oublier tant elle
semble banale — comme si elle n’avait plus rien à nous apprendre, comme si nous étions tous
« évidemment » parfaits !
Ce n’est pas le cas partout. On nous a lu récemment un livre sur les chrétiens de
Mongolie : ils sont environ 1500 sur une population d’environ 3.500.000 d’habitants —
autant dire une goutte d’eau dans l’océan. Justement pour cette raison, ils ont profondément
conscience que chacun d’eux représente l’Église, que chaque manquement de l’un d’entre eux
sera porté au compte de la totalité des chrétiens. Et c’est ce qu’ils craignent par-dessus tout
car, s’ils sont venus au christianisme et demandé à être baptisés, c’est parce qu’ils y ont
trouvé une raison de vivre, parce qu’ils ont appris à connaître Jésus-Christ, qu’ils ont pris
conscience du fait que Jésus changeait leur vie, et jamais ils ne voudraient faire du tort à cette
Personne qu’ils ont appris à aimer. Certes, cela ne signifie pas qu’il ne leur arrive jamais de
pécher, comme à tout être humain, mais cette profonde prise de conscience les aide aussi à
regretter en vérité leurs fautes, et à faire de leur mieux pour les éviter ! Chacun d’entre nous
peut-il en dire autant de soi-même?
C’est bien là que nous avons besoin, chacun de nous, d’être en quelque sorte
« réveillés » dans notre foi par ces « nouveaux chrétiens », qui découvrent toute la richesse de
la foi chrétienne, qui mesurent à quel point les paroles de Jésus sont susceptibles de changer
non seulement notre vie personnelle, mais aussi toute la société qui nous entoure. Au début du
2 e siècle de notre ère, alors que les chrétiens étaient encore peu nombreux et subissaient
régulièrement des persécutions, Tertullien — un auteur chrétien d’Afrique du Nord —
rapporte que les citoyens romains disaient des chrétiens : « Voyez comme ils s’aiment ». Eux
qui vivaient entourés de païens mesuraient bien la force de témoignage qui réside dans le
simple fait de mettre en pratique l’enseignement du Christ, et comment la foi chrétienne peut
changer le monde. Ils le voyaient dans leurs relations mutuelles : les veuves et les orphelins
étaient pris en charge par la communauté, les malades et les vieillards entourés d’affection, les
enfants respectés et éduqués, en contraste avec la société païenne qui les entourait, et où le
« chacun pour soi » restait la règle la plus commune (malgré, certes, de sérieuses exceptions).
Or, nous qui nous prétendons chrétiens, ne vivons-nous pas aujourd’hui trop souvent
comme les païens d’alors ? Sommes-nous capables de percevoir, comme les « nouveaux
chrétiens » de Mongolie ou d’ailleurs, toute la richesse de ce trésor que nous portons dans des
vases d’argile (cf. 2 Cor 4,7), c’est-à-dire avec toute notre fragilité de pauvres pécheurs ? S.
Paul nous dit : « que celui qui exerce la miséricorde le fasse en rayonnant de joie ». Il ne
s’agit pas d’un sourire aimable et superficiel, mais il faut que cela vienne du plus profond de
notre cœur — précisément ce qui était la marque des chrétiens du 2 e siècle et qui a tant frappé
leurs contemporains. Et où puisaient-ils cette force et cet amour ? Là où il se trouve, c’est-à-
dire dans la certitude d’être sauvés par la mort et la résurrection du Christ, qui nous a fait
comprendre à quel point Dieu aime chacun d’entre nous et veut que tous nous soyons sauvés.
Qui nous a fait comprendre que, aux yeux de Dieu, nous sommes tous frères et sœurs,
membres d’une même famille d’enfants de Dieu, et que la joie de chacun est la joie de tous, et
le malheur d’un d’entre nous est un malheur commun, auquel tous nous devons remédier dans
la mesure du possible.
Est-ce là une belle philanthropie ? Oui et non. Oui si on la regarde superficiellement, si
on se contente de constater l’aide mutuelle. Mais si l’on regarde au fond des choses, on se
rend compte de ce que la charité chrétienne, pour employer un mot bien trop souvent
galvaudé chez nous, est infiniment plus profonde, car elle prend sa racine dans l’amour de
Dieu. C’est cette racine-là qui a tant frappé la population de l’Empire romain, et qui a entraîné
progressivement des conversions en masse, car on percevait qu’il ne s’agissait pas seulement
d’une philosophie généreuse, mais d’une manière de vivre qui donne tout son sens à la vie de
tous et de chacun, qui fait que l’humanité devient une vraie famille et pas seulement une
juxtaposition d’individus, une famille qui veut et peut vivre ensemble, non seulement dans ce
monde-ci, mais aussi pour toujours, dans l’éternité.
Cette manière de vivre trouve tout son sens dans l’exemple et l’enseignement de Jésus-
Christ. Lui qui a aimé indistinctement tous les hommes, qui nous a mis en garde contre
l’hypocrisie des pharisiens, lesquels font l’aumône « afin d’être glorifiés par les hommes »
(Mt 6,2), et nous a avertis de ne pas voir la paille dans l’œil de son frère sans remarquer la
poutre qui est dans le nôtre (Mt 7,2), Il nous a aussi et surtout demandé d’aller jusqu’à aimer
ses ennemis et prier pour ceux qui nous persécutent (Mt 5,44). Pourquoi ? Précisément parce
que la « charité chrétienne », ce n’est pas seulement de la philathropie, c’est la conséquence
de l’amour que Dieu a pour nous, pour chacun d’entre nous, et qui motive notre attitude vis-à-
vis de tous nos frères : « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13,34 ;
15,12). C’est cela qui a tellement frappé jadis la population de l’Empire romain, qui de nos
jours peut frapper les habitants de Mongolie à la vue des très rares chrétiens de leur pays... et
qui devrait, si nous nous comportons en vrais chrétiens, éclairer nos concitoyens, pour qui le
christianisme est devenu un simple trait de civilisation, une vieille habitude dont on s’est
lassés.
C’est une responsabilité que nous portons tous. Certes, on constate souvent que « les
chrétiens ne sont pas meilleurs que les autres », comme on le dit malheureusement non sans
raison. Oui, nous sommes pécheurs, et nous devons en avoir conscience. C’est aussi pourquoi
il importe de puiser des forces là où nous pouvons les trouver, au pied de la Croix du Christ,
dans l’eucharistie et la prière. Non pour nous donner la simple bonne conscience d’« avoir fait
son devoir », mais parce que nous en avons profondément besoin. Si notre témoignage
chrétien est si faible, n’est-ce pas parce que nous avons négligé l’essentiel : prendre
conscience de l’amour que Dieu a pour nous ? Cela, les « nouveaux convertis » l’apprennent
par l’expérience. Quant à nous, essayons de ne pas l’oublier !