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Pentecôte 2025

Selon la tradition byzantine, le jour de la Pentecôte, où nous commémorons la descente du
Saint Esprit sur les Apôtres réunis au Cénacle, est aussi celui où l’on célèbre la Trinité (ce que
l’Église d’Occident fait le dimanche suivant). En effet, avec la venue du Saint Esprit, la
Révélation est complète : Jésus, le Fils unique du Père, nous a fait connaître ce Père qui est
totalement invisible, et l’Esprit Saint envoyé par Jésus sur ses Apôtres, donc en fait sur l’Église
tout entière, achève pour nous, êtres humains, la révélation de Dieu.
Mais qu’est-ce que la Trinité ? À nos yeux, cela semble être soit une absurdité, car nous
savons bien que 3 et 1 sont différents, soit un blasphème contre l’unicité de Dieu — ce que les
Juifs et les Musulmans reprochent justement au Chrétiens, « d’adorer trois dieux », disent-ils.
Mais cela montre tout simplement que ceux qui nous font ces reproches prennent les mots comme
s’il s’agissait de choses terrestres. Pour éviter ce genre d’interprétation déformée, les Chrétiens
arabes disent le plus souvent : « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, Dieu unique ».
Oui, la Trinité est un « mystère », ce qui veut dire que nous ne pouvons pas la comprendre
parce que nous n’avons pas l’expérience de ce dont il s’agit, nous ne pouvons que l’évoquer par
des images et des comparaisons. Notre intelligence humaine ne peut pas atteindre ce dont elle n’a
pas l’expérience. Mais nous pouvons essayer d’approcher, par analogie, ce que les mots veulent
dire ; le reste sera laissé à la prière personnelle de chacun d’entre nous.
Et pour commencer, rendons-nous compte que nous ne pouvons pas davantage comprendre
vraiment le mot « Dieu ». En général, on le définit plus ou moins négativement : Dieu est celui
qui possède toutes les qualités et n’a aucune des limites qui sont les nôtres, à commencer par le
fait d’être lié à l’espace-temps. Dieu n’a ni matière ni temps, nous disons qu’il « un pur esprit » et
qu’il est « éternel », mais ces mots mêmes peuvent nous piéger, car pour nous « un esprit n’a ni
chair ni os » (cf. Lc 24,39) ; toutefois, cela reste une abstraction dont nous n’avons pas d’idée
concrète : qui a jamais vu un esprit ? Et quand nous parlons de l’éternité, nous pensons à ce qui
n’a ni commencement ni fin, mais notre expérience terrestre ne nous permet pas de savoir au
juste ce que cela signifie, car d’une part notre intelligence ne peut pas penser ce qui n’a pas de
commencement, et d’autre part « n’avoir pas de fin » signifie pour nous un prolongement
indéfini. Cela ne correspond pas à l’éternité de Dieu.
C’est justement là qu’intervient la Révélation : Dieu s’est fait connaître parce qu’il l’a
voulu ainsi, mais en même temps il ne pouvait se faire connaître à nous qu’en employant des
images qui nous paraissent familières. Ainsi, quand Dieu se révèle à Moïse dans le buisson
ardent, il dit « Je suis celui qui suis » (Ex 3,14). Nous pouvons comprendre que Dieu « est »,
mais en même temps la portée exacte de ces mots reste pour nous mystérieuse, car dans notre
expérience « être » signifie « être dans un temps et dans un lieu ». Et quand Jésus répond aux
Juifs « Avant qu’Abraham fut, je suis » (Jn 8,58), il transpose en paroles humaines, temporelles,
une réalité qui ne peut qu’échapper à notre expérience, celle de l’éternité.
Il en va de même de la Révélation de la Trinité. Lors du baptême par Jean-Baptiste, le Père
dit à Jésus : « Tu es mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute ma complaisance » (Lc 3,22), et de

son côté Jésus se présente comme le Fils du Père (« mon Père et moi sommes un » Jn 10,30 — «
afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi » Jn 17,21), mais il est bien
clair que les mots de « Père » et « Fils » n’ont pas ici le sens que nous leur donnons dans la
conversation courante : le Père « engendre éternellement » le Fils sans qu’il y ait de mère ni de
naissance, et bien sûr ni temps ni matière ! De même, si l’Esprit Saint se manifeste sous forme
d’une colombe (Lc 3,22) ou de langues de feu (Ac 2,3), il est tout aussi clair que l’Esprit est
totalement immatériel, comme l’évoque justement le nom qu’on lui donne, celui d’Esprit, en grec
Pneuma, un mot qui signifie tout à la fois l’esprit, le souffle et le vent, comme Jésus l’a évoqué
dans son entretien avec Nicodème (« Le vent souffle où il veut; et tu entends sa voix, mais tu ne
sais ni d'où il vient, ni où il va » Jn 3,8) — et si le vent terrestre est néanmoins bien matériel,
comme nous l’apprennent les météorologues, l’Esprit saint, lui, est absolument insaisissable, ce
qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas, mais qu’il existe de manière absolue, en lui-même et par
lui-même, indépendamment du temps et de la matière.
Alors pourquoi Jésus a-t-il choisi ces mots pour nous révéler qui est Dieu ? Parce qu’il ne
pouvait pas faire autrement que d’employer des images qui évoqueraient notre expérience
humaine, et que nous pourrions, jusqu’à un certain point, comprendre par analogie. Nous savons
ce qu’est une famille, que sur terre l’on ne peut être père ou mère que s’il y a des enfants.
Autrement dit, les membres d’une famille sont ce qu’ils sont parce que les autres membres de la
famille existent, ils sont inter-dépendants en tant que membres de cette famille, et en même temps
chaque membre de la famille est une personne autonome, qui a son existence propre. Et cela nous
dit quelque chose de Dieu : les trois Personnes de la sainte Trinité sont des personnes bien
distinctes, mais en même temps elles sont inter-dépendantes : le Père n’est le Père que parce qu’il
y a le Fils, et l’Esprit est l’esprit du Père et du Fils, mais en même temps — et contrairement à ce
qui est le cas pour une famille humaine — cette inter-dépendance est en même temps une liberté
absolue, dans une seule volonté : toutes les actions de Dieu sont l’oeuvre commune des trois
Personnes, même si une seule d’entre elles l’exerce. Seule la deuxième Personne, le Fils, s’est
incarnée et est devenue homme pour nous sauver, mais c’est Dieu en tant que tel, les trois
Personnes de la Trinité, qui veut sauver l’humanité.
Qu’est-ce qui fait donc ce lien absolu entre les trois Personnes ? Comment sont-elles ainsi à
la fois « un » et « trois » ? Dieu nous a donné la réponse dans l’Écriture : « Dieu est amour » (1
Jn 4,8.16). Mais le mot « amour » est bien sûr à prendre ici dans son sens le plus fort possible, au
sens absolu comme Dieu est absolu. Pour les hommes, l’expérience nous apprend, hélas, que
l’amour peut être bien fragile, qu’il n’est jamais tout à fait libéré d’une recherche de soi, que le
pur don de soi qu’il devrait être se heurte bien souvent à nos limites humaines. Pour Dieu, en
revanche, l’amour répond à la définition qu’en a donnée Jésus : « Personne ne peut avoir un plus
grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13) — et c’est exactement ce que Jésus
a fait. Et cette vérité ne vaut pas que pour Jésus : chaque Personne de la Trinité se donne
totalement et sans aucune réserve pour les deux autres, et c’est bien cela qu’est Dieu : pur amour,
don total et absolu (en fait l’exact contraire de ce que les êtres humains ont imaginé quand ils ont
« créé leurs dieux », auxquels ils ont attribué une toute-puissance mise au service d’eux-mêmes :

ce sont exactement là les « baals », les faux dieux que la Bible critique avec une telle force, ces
idoles qui détournent l’homme de la vérité et l’amènent à adorer l’argent, la puissance et, en
définitive, de n’être au service que de soi-même.Mais n’oublio
Mais n’oublions pas que nous sommes créés à l’image et la ressemblance de Dieu (Gen
1,26s) ! donc mieux comprendre, dans la mesure de nos moyens, qui est Dieu, nous permet de
mieux comprendre qui nous sommes et comment donner sens à notre vie ! En nous commandant
de nous aimer les uns les autres (Jn 13,34. 15,13. 15,17), Jésus nous révèle quel est le sens de
notre vie, comment nous pouvons devenir pleinement ce que nous sommes. Si nous nous en
écartons, nous faisons fausse route, comme « la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le
boeuf » dans les fables de La Fontaine… et qui a éclaté !
Mais il y a plus encore dans les paroles de Jésus. Dimanche dernier, nous avons lu le
passage que l’on appelle « la prière sacerdotale de Jésus », Jn 17,1-26. Jésus y demande
explicitement au Père de nous donner la vie éternelle, et précise encore : « La vie éternelle, c’est
qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,3).
Autrement dit, pour nous les hommes qui sommes insérés dans l’espace et le temps, connaître
Dieu, c’est entrer dans la vie éternelle. Et certes nous ne pouvons pas le faire d’un coup : c’est
une démarche qui durera toute notre vie, et qui trouvera son aboutissement le jour de notre mort
terrestre, ce jour où l’on pourra dire, comme Thérèse de l’Enfant-Jésus, « Je ne meurs pas, j’entre
dans la vie ». C’est ce à quoi Jésus nous appelle : nous approcher de plus en plus de Dieu pour
mieux le connaître.
Nous avons dit qu’il n’est pas possible à l’être humain de connaître Dieu, de comprendre le
mystère de la Trinité. C’est vrai aussi longtemps qu’il s’agit de connaître avec notre intelligence
humaine, avec notre cerveau de chair. Mais nous pouvons le faire avec notre coeur ! C’est ce
qu’ont fait tous les saints, et en particulier les mystiques qui ont parlé de la Trinité : il ne s’agit
pas d’un raisonnement, mais d’une communion d’amour. Et à cela nous sommes tous appelés.
Dans la mesure même où nous établirons un lien d’amour de plus en plus fort avec Dieu, par la
prière et par toute notre manière de vivre, nous comprendrons de plus en plus ce qu’est Dieu, et
nous mettrons aussi en pratique dans notre propre vie ce lien avec tous nos frères et soeurs
humains, nous comprendrons de mieux en mieux ce qu’est l’unité des trois Personnes divines
dans la totale distinction de ces personnes, comme Jésus l’a demandé au Père dans cette même «
prière sacerdotale » : « afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, afin
qu'ils soient, eux aussi, un en nous » Jn 17,21). À l’instar des Personnes divines à l’image
desquelles nous sommes créés, nous serons de plus en plus unis tout en devenant chacun de plus
en plus nous-même. Et lorsque l’heure sera venue pour nous, nous serons prêts, avec la grâce de
Dieu et le salut que Jésus nous a donné, à entrer dans la communion éternelle des trois Personnes
divines.
Que Dieu nous donne la grâce de réaliser chaque jour davantage cette communion, qui
seule peut nous donner la vie en plénitude.