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Homélie pour le 11e dimanche après Pentecôte

(Mt 18, 23-35)

Après avoir écouté dans l'Évangile, aujourd'hui, la parabole du débiteur impitoyable, on peut être frappé par le ton catégorique de Jésus: “C'est ainsi que mon Père du ciel vous traitera si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur” (Mt 18,35). Le pardon devient presque un nouveau commandement. Il s'inscrit au cœur même de la prière des disciples de Jésus: “Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés”. Le pardon fraternel n'est pas de l'ordre du conseil, c'est un impératif: si l'on refuse cette logique du pardon, on ne peut pas entrer dans le Royaume des cieux. Pourtant, l'expérience montre que le pardon n'est pas du tout chose aisée. À vrai dire, ce que l'expérience montre en premier lieu c'est que nous sommes blessés par des offenses et que ces blessures peuvent être très profondes. Ce que l'expérience montre aussi, c'est que ces blessures ne disparaissent pas du jour au lendemain et qu'elles peuvent même être ravivées. Le pardon, dans certains cas, est vraiment héroïque. Pardonner, c'est non seulement excuser ou encore oublier une offense, c'est donner sa miséricorde, c'est en quelque sorte renoncer à la vengeance, ou même à la justice, au seul profit de l'amour. Il s'agit donc d'une sorte de folie. Car c'est un don pur, gracieux, sans conditions préalables. En effet, pardonner cela ne veut pas dire que ce qui a été commis n'est pas grave ou encore que cela n'a pas d'importance. Pardonner cela signifie que l'on se refuse à enfermer une personne dans un seul acte de sa vie, à la résumer à la part de péché qui se manifeste en elle. On comprend bien dès lors la question de Pierre: “Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner?” (Mt 18, 21). Pierre a bien perçu qu'il y a un impératif du pardon (combien de fois dois-je pardonner?) mais veut en connaître les limites. Jésus répond qu'il n'y a pas de limite “Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante dix fois sept fois” (Mt 18,22). À travers cette quantification, Jésus exprime que le pardon, ou plutôt les pardons, sont des actes et pas d'abord un sentiment. Pardonner, c'est poser un acte. Pour faire comprendre cette exigence, Jésus se place dans la perspective du Royaume des cieux: “En effet, le Royaume des cieux est comparable à un roi...” Notons donc bien que l'enseignement de Jésus sur le pardon ne peut être reçu de façon juste que dans cette perspective du Royaume. Le roi de ce royaume manifeste en face de son débiteur trois attitudes successives. Tout d'abord d'un souci de ses affaires: on lui doit une somme énorme, il se rend compte qu'il ne pourra pas la recouvrer entièrement, il récupère alors tout ce qu'il peut en vendant le serviteur et sa famille. Puis, dès que le serviteur s'adresse à lui, il est pris de pitié et lui remet toute sa dette. Enfin, quand il apprend le comportement impitoyable de ce même serviteur à l'égard d'un de ses compagnons, il se met en colère et le livre aux bourreaux. Souci de ses affaires, pitié, colère: trois attitudes de Dieu à notre égard qui se lisent tout au long de l'histoire du salut. La première attitude: ce souci de ses affaires de la part de Dieu, peut nous surprendre. Mais il est très important de le percevoir pour comprendre que, lorsque le maître remet la dette, ce n'est pas par indifférence ou parce que cette dette serait pour lui peu de chose, mais bien parce qu'il se laisse saisir par la pitié envers le serviteur. La remise de la dette n'est pas pour le roi une bricole, mais sa pitié pour le serviteur est bien plus démesurée. La colère qu'il manifeste en dernier lieu est l'expression du sérieux de ce qu'il vient de faire et qui a été bafoué. Les manifestations de la colère de Dieu dans l'histoire sont des incitations à ne pas prendre à la légère sa sainteté et des appels à la conversion. Jésus nous invite à nous mettre à la place de ce serviteur de la parabole. “C'est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur”, conclut-il. Il nous invite à nous mettre à sa place, non pas pour que nous nous comportions comme lui de façon impitoyable, mais pour que nous prenions d'abord conscience de l'immensité de la dette qui nous a été remise. Trop souvent nous prenons cela à la légère: nous considérons que c'est normal. Ne nous arrive-t-il pas même de négliger de lui demander pardon, de nous abstenir de recourir au sacrement qu'il a institué? Ce faisant, nous agissons comme le serviteur qui méprise le don immense qu'il a reçu de son maître: s'attribuant ce qui n'est pas à lui, il va exiger des autres ce que lui-même ne pourrait donner. Au contraire, plus on se sait gracié, pardonné, plus on est apte à faire grâce, à pardonner. L'exigence du pardon fraternel est d'abord l'exigence de l'action de grâce véritable pour le pardon reçu. Pardonner, c'est aussi contempler l'exemple même de Jésus qui se donne et pardonne. C'est se mettre à son école, c'est lui ressembler. Sur le bois de la croix, Jésus supplie le Père pour ses bourreaux et réclame pour eux le pardon. Dans sa bienveillance, le Christ va même plus loin puisqu'il se fait lui-même leur défenseur, leur avocat auprès de son Père: “Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font” (Lc 23, 33). Jésus pardonne de tout son cœur et c'est pourquoi il peut nous y inviter à sa suite pour que nous lui ressemblions. Ce faisant, notre cœur est dilaté, il est plus grand et plus disponible à recevoir l'amour de Dieu. Que notre Père céleste nous reconnaisse comme ses fils à notre capacité d'aimer et de pardonner, lui qui est le Dieu “riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés” (Ep 2, 4).