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Transfiguration

“Et Dieu parlait avec Moïse face à face, comme un homme parle à son ami”.

Ce verset du livre de l’Exode (Ex 33,11) est lu deux fois pendant l’année liturgique: la première fois au vêpres de Vendredi Saint, au moment où le Christ a accompli son œuvre, où il met en pratique ses propres mots, selon lesquels il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis, c’est-à-dire au moment où l’intimité entre Dieu et l’homme arrive au point où Dieu embrasse même la mortalité de l’homme, où il nous rejoint dans notre mort. La deuxième fois que l’on lit ce verset est lors des premiers vêpres de la fête de la Transfiguration – hier soir – lors que nous faisons mémoire de ce que le Christ parlait avec Moïse et Élie face à face, comme un homme parle avec ses amis. Et l’Évangile précise qu’ils parlaient des choses qui allaient arriver, à savoir les souffrances, la crucifixion et la mort de Jésus, les événements de Vendredi Saint.

Tandis que sur le Mont Sinaï Dieu était seul avec Moïse, sur le Mont Tabor il y avait en plus de Moïse et d’Élie les trois apôtres Pierre, Jacques et Jean. Ces apôtres, comme le chante le tropaire de la fête, ne comprenaient la Transfiguration du Christ que dans la mesure où ils le pouvaient. De plus, en descendant de la Montagne, Jésus leur défendait de parler de ce qu’ils avaient vu avant que lui-même serait ressuscité des morts. Mais pourquoi alors devaient-ils être présents? Pourquoi Jésus les avait-il amené sur la Montagne? Voulait-il les intimider avec sa majesté divine, avec la lumière incréée qui émane de lui? Et avait-il besoin pour cela de Moïse et d’Élie? Non, parce que Moïse et Élie ne tombèrent pas en adoration devant lui. Au contraire, ils parlèrent avec lui comme ils avaient conversé avec Dieu, “comme un homme parle avec ses amis”.

C’est exactement cela ce dont les Apôtres n’étaient pas encore capables. La majesté divine de Jésus, pour ainsi dire, ne leur posait pas de problèmes. Mais le fait que celle-ci se révèle par excellence comme un rapport intime comme entre amis dépassait de loin ce qu’ils étaient capable de comprendre. C’est la raison pourquoi le Christ leur imposa de ne rien en dire. Car ils auraient peut-être pu raconter ce qu’ils avaient vu et entendu mais sans la compréhension profonde, sans l’équilibre juste entre les dimensions divine et humaine de l’événement. Oui, sans doute auraient-ils négligé justement cette dimension humaine, comme cela nous arrive si souvent quand nous pensons nous occuper de Dieu mais quand nous méprisons l’homme: tout homme, aussi bien notre prochain que le Fils de l’homme; tout homme en qui nous devons reconnaître l’image et la ressemblance de Dieu si, du moins, nous avons la prétention de pouvoir reconnaître le Christ dans sa Transfiguration divine.

Pourtant, la reconnaissance de l’image et de la ressemblance divine dans nos prochains, tout comme la reconnaissance de la divinité du Christ, mais tout autant la reconnaissance de son humanité entière et véritable qui tient en équilibre le mystère du Christ, ne sont pas l’œuvre de notre discernement intellectuel ou psychologique, mais de l’Esprit de Dieu, l’Esprit même du Christ, qui en chacun de nous a établi sa demeure et qui, en nous, aime notre prochain, qui nous appelle à être entre nous tel que Dieu parlait avec Moïse. Pour les apôtres, cette compréhension est venue avec la Pentecôte, c’est à dire avec la descente de l’Esprit Saint ou, comme le dit S. Jean, quand Jésus “rendit l’Esprit”. Pour nous cette compréhension fait parti de ce nous avons reçu lors de notre baptême: l’Esprit de Dieu qui descend dans notre être le plus profond et que nous pénétrons en nous mêmes, car il est plus profond que notre être le plus profond.

S’agit-il ici d’une expérience mystique exceptionnelle? Ou bien, est-ce une description de notre vie sacramentelle, de notre vie ‘avec les sacrements’? Pas en premier lieu. Car en premier lieu il s’agit ici de la vie dans l’Esprit de Dieu, de la vie dans le Corps du Christ, de la vie du Corps du Christ, ce dont les sacrements ne sont que les symboles. Les sacrements sont les symboles de la vie du Corps du Christ dans la mesure où ils sont le signe de ce que nous sommes en Dieu et de ce que Dieu est en nous. Les sacrements ne sont pas des miracles: le baptême ne produit pas un bon chrétien, tout comme l’ordination ou la consacration ne créent pas de prêtres exemplaires ou de saints évêques; l’eucharistie et la communion ne transfigurent pas ce qui demeure impénétrable à l’Esprit de Dieu, ils ne sont qu’une cariture de la relation intime avec Dieu si nous gardons Dieu emprisonné dans notre ciel immaginaire, si dans notre prétendue face à face avec Dieu le visage de nos frères, de nos prochains demeure conceptuel, voire nous dérange.

Ainsi donc, par le baptême, la conversation entre Dieu et l’homme, face à face, comme un homme parle à son ami, est bien devenue notre réalité intérieure. Comme les apôtres sur la montagne, nous le reconnaissons dans la mesure où nous le pouvons. Mais à la différence des apôtres, nous avons déjà reçu l’Esprit de Dieu. Ici, notre manque de foi doit être notre excuse et Dieu nous la pardonnera. Mais ce qui est impardonnable c’est quand nous, temples de l’Esprit de Dieu, sommes devenus des temples abandonnés et délabrés dans lesquels l’homme – notre prochain tout comme le Fils de l’homme lui-même – ne peut plus rencontrer Dieu, et converser avec Lui face à face.

Or, les apôtres – surtout Pierre! – avaient trouvé une solution: ils feraient bien trois tentes pour tenir le mystère enfermé, éventuellement pour pouvoir le contempler à l’aise, pour prendre le temps, pour imposer du chronos là où le kairos exige de l’immédiateté. Et qu’en est-il de nos tentes, nous qui devrions être nous-mêmes des tentes? N’avons-nous pas trop tendance à oublier qu’aucune tente construite de main d’homme – fut-ce nos institutions, nos structures, nos idéologies, nos règles, nos systèmes, nos rituels, nos traditions, nos convictions – ne peut remplacer la tente que nous sommes? En nous approchant du saints corps et sang du Christ dans la communion, ne pensons pas que le Christ Transfiguré sera renforcé en nous. Croyons plutôt que sera revivifié en nous le mystère de Dieu qui parle à Moïse comme un homme parle à son ami – mais le mystère tout entier, qui nous transfigure en apôtres, en prophètes, en Christ, en Dieu qui converse avec les hommes, en montagne de la Transfiguration. Ce mystère ne supporte pas d’être enfermé et contemplé par notre piété et par notre ‘christianisme’, car il n’existe qu’à la mesure où il est vécu réellement au dedans et en dehors de nous.

Donne-nous, Seigneur, de participer à ce mystère!