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12e dimanche après Pentecôte

L’évangile dit « du jeune homme riche » que nous avons entendu aujourd’hui est souvent présenté comme le texte-type de l’appel à la vocation religieuse: « va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi ». C’est bien cette phrase de Jésus qui a convaincu S. Antoine le Grand, et l’a amené à tout quitter pour devenir ermite. Depuis des siècles, il a été compris comme ne concernant que l’appel à la vie religieuse, comme s’il n’avait rien à dire à qui se sent appelé à vivre dans le monde, à se marier et à élever ses enfants. Ce n’est pourtant qu’une interprétation bien étroite d’un texte qui concerne tout le monde ; n’oublions jamais que toutes les paroles de l’évangile concernent tous les êtres humains, mais pas nécessairement de la même manière.
Car « tout ce que tu possèdes » ne se limite pas aux biens matériels : certes ceux-ci sont nécessaires à tous dans une certaine mesure, car nous devons tous manger, nous habiller, habiter quelque part... Mais il y a tant d’autres « biens » auxquels on peut s’attacher au point d’en perdre toute sa liberté intérieure : ses habitudes, ses activités, le résultat de son travail, ses idées... Or, pour suivre Jésus en vérité, il est essentiel d’être vraiment libres intérieurement : aussi longtemps que nous considérons notre relation à Dieu à partir de nous-même, comme si la religion devait nous servir à faire notre volonté, et non pas nous conduire sur le chemin de Dieu pour faire sa volonté — comme nous le demandons dans le Notre Père —, nous faisons fausse route. En fait, c’est exactement cela « l’idolâtrie » que condamne la Bible : non pas seulement se prosterner devant « des images faites de main d’homme » (une idolâtrie un peu grossière dont on se moque facilement), mais une idolâtrie bien plus subtile, qui consiste en quelque sorte à se prosterner devant sa propre image, à être sa propre idole et à croire que l’on atteindra le bonheur en réalisant tous ses fantasmes.
Or, la Parole de Jésus est tranchante comme un glaive (cf. Héb 4,12) : elle nous met devant la réalité, sans fard ni détour. Si nous voulons « être sauvés », c’est-à-dire atteindre le vrai bonheur, nous devons nous débarrasser de tout ce qui nous entrave, du péché qui ne consiste pas seulement à manquer à telle ou telle règle précise, à se laisser emporter une fois par la gourmandise ou la passion, mais qui réside en fait à agir à l’encontre de la vérité de ce que nous sommes, à se laisser mener par ses propres désirs plutôt que de chercher à vivre dans la vérité.
Jésus le dit aussi d’une autre manière dans l’évangile: « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6,21). La question que nous devons tous nous poser, c’est donc : « Où est notre trésor? Qu’est-ce qui compte pour nous dans la vie? » Que nous soyons moines ou laïcs, peu importe, ce qui compte c’est de savoir si vraiment nous croyons en Jésus, si nous voulons vraiment vivre pour « être » des enfants de Dieu, et non pas adorer notre propre image à la place de la majesté de Dieu. Dieu nous a créés à son image et à sa ressemblance ; or Dieu est amour (1 Jn 4,8.16) : nous ne pouvons donc nous réaliser en vérité qu’en voulant être « comme Lui », c’est-à-dire en voulant aimer. Non pas aimer notre propre image, mais aimer Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces, comme Jésus l’a répété à partir de la Loi de Moïse, et aussi d’aimer notre prochain comme nous-mêmes (cf. Mt 22,39), à l’instar de ce dont Jésus nous a donné l’exemple le plus parfait, et que les saints ont imité chacun de son mieux. Cela suppose, en effet, de pouvoir « vendre tout ce que l’on possède pour le donner aux pauvres », à savoir non seulement des biens matériels superflus, mais aussi l’image que nous avons de nous-même, savoir renoncer à se faire justice en pardonnant jusqu’à 77 fois 7 fois (Mt 18,22), et même en tendant l’autre joue (Mt 5,39) lorsqu’on nous agresse injustement, ne pas chercher à imposer ses propres idées (par ex. dans une conversation à bâtons rompus) afin de préserver par priorité la paix et la concorde, accepter que notre travail, quelle que soit sa qualité, ne soit pas apprécié à sa juste valeur par les autres, car en fin de compte pourquoi le faisons-nous : est-ce pour nous mettre en valeur ou pour rendre service à la société ? Il y a ainsi mille situations dans lesquelles, en effet, « suivre Jésus » suppose que l’on renonce à ses droits humains naturels sans que cela vienne à léser autrui. C’est une manière de « donner ses biens aux pauvres » qui nous concerne tous, car les « pauvres », ce ne sont pas seulement ceux qui manquent du nécessaire pour vivre (quoique, bien sûr, ceux-là le sont par priorité), mais aussi tous nos frères et soeurs humains qui ont besoin, eux aussi, d’un espace pour exister, d’être acceptés comme ils sont, de se voir appréciés malgré les limites qu’ils ont comme tous les êtres humains.
Et j’ajouterai ici un point qui me paraît important : dans la mesure où l’on arrive vraiment à « tout abandonner », la « pauvreté » se transforme en action de grâces. Car on devient ainsi comme les petits enfants, qui reçoivent tout de leurs parents, dans une confiance totale, et qui en sont joyeux. Rappelons-nous la parole de Jésus : « Je te loue, Père, parce que tu as caché cela aux sages et aux habiles, et que tu l’as révélé aux tout-petits » (Mt 11,25). On rejoint ici la première béatitude : Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ! (Mt 5,3). Comme les « tout-petits », celui qui met toute sa confiance dans le Seigneur est libre et joyeux, il sait « où est son trésor », il rayonne autour de lui et fait à ses compagnons le plus grand don qu’il puisse leur faire : les inviter, par son attitude, à faire confiance à Dieu en tout, à accepter comme un don de Dieu la vie qui est la nôtre, avec toutes ses limites, à se reconnaître aimé de Dieu, adopté par Lui comme son enfant dans la personne de Jésus, et appelé à la vie éternelle. C’est sans doute le témoignage dont notre monde d’aujourd’hui a le plus besoin !
C’est beau, dira-t-on, mais cela paraît impossible à atteindre ! C’est le moment de comprendre ce que signifie la parole de Jésus qui clôturait l’évangile de ce jour : « Pour les hommes, c'est impossible, mais pour Dieu tout est possible! » Dieu rendra la chose possible pour nous... si nous le Lui demandons ! Jésus passait souvent la nuit en prière et y puisait sa force : n’ayons pas peur, à notre tour, de prendre du temps pour demander à Dieu de nous aider à réaliser l’impossible : renoncer à adorer la créature au lieu du Créateur (cf. Rom 1,25), et à nous en remettre entièrement à Lui, dans la confiance et l’action de grâces !