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Dimanche du Pharisien et du Publicain, 6 février 2022

Un mystique du tournant du 14e siècle disait :

« Les gens ne devraient pas toujours tant réfléchir à ce qu’ils doivent faire, ils devraient plutôt penser à ce qu’ils doivent être. S’ils étaient seulement bons et conformes à leur nature, leurs œuvres pourraient briller d’une vive clarté » (Maître Eckhart).

Cette phrase illustre particulièrement bien l’Évangile de ce jour. La péricope du Pharisien et du publicain se joue entre deux verbes : monter et descendre. Au début : « Deux hom­mes (un Pharisien et un publicain) montèrent vers le Temple » [en grec : ἀναβαίνω, ils faisaient une montée, une anavasis vers le Temple] et, à la fin : « l’un des­cendit dans sa maison justifié, l’autre non » [en grec : καταβαίνω, ils faisaient une descente, une katavasis vers leur maison].   

Nous nous imaginons facilement la scène, comme si elle avait lieu dans une église : un homme ce tient devant, à la vue de tous, la tête haute, fier de lui-même, louant Dieu qui lui a donné bonne conscience. De plus, c’est à bon droit qu’il est satisfait de lui-même : il peut vraiment avoir bonne conscience car il pratique ce qu’il a appris, à savoir les préceptes de la Loi de Dieu. L’autre homme se tient à la porte, tout humble, la tête inclinée et priant en lui-même, conscient de son état indigne et pécheur. Il ne jeûne pas, il ne fait pas ses prières, il ne donne pas les dîmes de son revenu. Mais il en est profondément conscient et il se confie à Dieu dans le secret de son cœur. Spontanément nous nous sentons attiré vers ce pauvre publicain et nous aimerions nous miroiter en lui. On irait presque au point de lui faire dire : Ô Dieu, je te rends grâce que je ne suis pas comme ce Pharisien ! Oui, la bonne combinaison entre les deux hommes, que nous voudrions bien adopter pour nous-mêmes, consisterait des bonnes œuvres du Pharisien et de l’humilité du publicain. Voici de bonnes intentions !

Mais ce n’est pas nécessairement ce que l’Évangile raconte. Car le texte de l’Évangile n’est pas destiné en soi à satisfaire notre imaginaire religieux ni à nous renforcer dans notre sensibilité spirituelle, souvent tout de même assez autoréférentielle et égocentrique. En effet, le texte n’affirme pas que les deux hommes étaient arrivés dans le Temple et qu’ils s’y tenaient à l’intérieur, ni qu’ils arrivent, après, à la maison. Leur démarche, tel que l’Évangile la relate, n’est en définitive qu’un mouvement, mais un mouvement en deux temps : une montée (anavasis) et une descente (katavasis) ; un mouvement qui relie entre elles la demeure de Dieu, le Temple, vers lequel on monte, et la demeure des hommes, la maison, vers laquelle on descend.

Entre ces deux verbes se réalise l’attitude religieuse des deux hommes. À vrai dire, la montée et la descente décrivent un mouvement unique dont les composantes – la montée et la descente – s’expliquent l’un l’autre, se tiennent mutuellement en équilibre. Ce mouvement est un peu comme la respiration : la montée correspond à l’inspiration, insufflée par Dieu, la descente correspond à l’expiration par laquelle l’homme rend le souffle et donne l’Esprit. Paradoxalement, l’homme meurt s’il garde pour lui-même l’inspiration reçue de Dieu, s’il ne la re-communique pas en expirant. Ce mouvement vital en deux temps – l’inspiration du souffle de Dieu, signifiée ici par la montée au Temple, l’anavasis, et la libre expiration du don Dieu, symbolisée par la descente vers la maison, la katavasis – le Pharisien l’accomplit « la tête haute » [« se tenant avec lui-même »], le publicain le fait « se tenant à distance », le cœur là où se trouvent ses pieds : à terre.

La montée (l’anavasis) et la descente (la katavasis) de l’un et de l’autre révèlent comment la montée vers le Temple et la descente vers la maison sont inséparables l’une de l’autre car elles sont une icône du don divin de la Vie, elles symbolisent le souffle reçu de Dieu. L’univers du Pharisien est la caricature d’un monde « fait d’une seule pièce » : sans ambiguïté, basé sur la loi et en ordre avec la propre conscience. Mais, en même temps, c’est un monde dans lequel rien ne se passe puis qu’il est dépourvu de rencontres véritables : on n’y rencontre ni le Saint – que le Pharisien fixe d’un regard satisfait et sûr de lui-même – ni « l’autre soi-même » que le Pharisien regarde d’en haut, depuis un sanctuaire imaginé, temple d’une religiosité aussi autoréférentielle que fictive. Le Pharisien est le symbole de l’homme qui oublie d’expirer, de donner l’Esprit qu’il a reçu gratuitement. Les jeûnes, les prières et les dîmes ne décrivent pas sa descente (sa katavasis) du Temple vers la maison, mais un orgueil existentiel qui le pousse à « re-souffler » le souffle de la vie dans la bouche de Dieu – mais, en fin de comptes, d’un Dieu fictif.

Et le publicain ? On ne peut pas en dire beaucoup. Chez lui tout est réceptivité et ouverture. Sa montée vers le Temple, son anavasis, dans laquelle il n’ose pas fixer du regard la demeure du Saint, est une montée réelle vers le Saint réel, Celui qui se manifeste chemin faisant, là où il veut bien se manifester, fut-ce dans le propre cœur du publicain. Pour cette raison, sa descente vers la maison, sa katavasis, n’est que le miroir de sa montée, de son anavasis : son inspiration et son expiration sont un mouvement vital en équilibre. Pour le dire avec les mots du même mystique cité au début : « Dans le royaume des cieux, tout est dans tout, tout est un, et tout est à nous ».

L’évangile du Pharisien et du publicain marque le début de notre montée vers Pâques, notre anavasis vers la Source. Cette montée mène au Calvaire et à la Croix comme elle mène à la rencontre du Ressuscité, là où – et en qui – il veut bien se faire reconnaître. Mais cette montée est tenue en équilibre par la descente au tombeau : cet immense tombeau du Christ, de nous-mêmes et du monde dans lequel Dieu descend en notre chair. Il y descend non pour nous en faire remonter vers un ciel fictif, rempli d’une religiosité incapable de relier quoi que ce soit. Non, il nous en fait remonter pour nous justifier, en reliant en nous sa propre descente en notre chair et notre montée vers le Père, Source de la Vie. Cette rencontre intime avec le Saint, montée et descente qui se joue au sein de notre être, dans le temple de notre âme, est le lieu où le Créateur rencontre la misère du monde et justifie ceux qui aident le monde à pouvoir respirer.

Que notre être dans le monde soit donc notre vraie prière, et que notre prière soit notre être véritable, respiration de Dieu en nous : inspiration réceptive du souffle de Dieu, et expiration généreuse de ce don divin qu’est l’Esprit de Dieu. Aide-nous, Seigneur, à respirer de ta respiration et à être ta respiration dans le monde. Accorde-nous de ne pas en être seulement le Temple ou la maison, mais le mouvement par lequel ton Salut descend dans le monde et remonte vers Toi.