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6e dim. Pâques : Pères de Nicée Jn 17,1-13, 2021

         En ce 6e dimanche du temps pascal, où nous avons entendu la prière de Jésus pour que tous soient un (Jn 17,11), nous faisons mémoire des Pères du 1er concile oecuménique, celui de Nicée en 325, qui a marqué un changement radical dans la vie chrétienne. Face à une profonde division entre chrétiens, dont certains refusaient de reconnaître Jésus comme Dieu, l’empereur Constantin, qui venait de reconnaître la religion chrétienne comme légale, fit réunir tous les évêques dans ce que l’on a appelé par la suite le premier « concile oecuménique ». Ce concile revêt une importance capitale dans l’histoire du christianisme. Mais il a aussi ouvert la porte à une autre question. L’empereur cherchait avant tout à obtenir l’unité religieuse dans son empire, parce que c’était, selon lui, le meilleur garant d’une unité politique, et il veilla par la suite à imposer les décisions du concile manu militari. Par la suite, et quelle que soit l’opinion des pouvoirs politiques, ils chercheront aussi à imposer l’unité de foi non par l’exemple, comme Jésus l’a fait, mais par la force... Et ce ne sera vraiment pas à la gloire du christianisme, et encore moins à la gloire de Dieu.

         Mais – heureusement, faut-il bien dire – les chrétiens n’ont pas toujours pu compter sur le pouvoir politique pour les soutenir. Quelques siècles plus tard, les chrétiens vivant en terre d’islam se voyaient accusés par les musulmans d’avoir trois dieux au lieu d’un seul (ce qui est l’interprétation musulmane de la Trinité) et de vouloir faire de Jésus un Dieu alors que le Coran dit que « Dieu n’engendre pas et n’est pas engendré ». Obligés de développer une réflexion pour s’expliquer, les chrétiens l’ont malheureusement aussi fait en s’opposant, une fois de plus, les uns aux autres. Ils étaient divisés en trois Églises, et chacun affirmait être le seul orthodoxe… Cela faisait non seulement une belle cacophonie devant leurs interlocuteurs musulmans, mais plus encore les empêchait de se comprendre. Est-ce cela que Jésus voulait?

         Alors l’un d’entre eux, sans doute plus clairvoyant que les autres, a comparé les chrétiens à des voyageurs qui veulent arriver à une ville donnée: chacun prend un chemin différent, qu’il affirme être le seul chemin valable… mais, en fin de compte, tous arrivent à la même ville ! Il soulignait par là que l’important n’est pas d’abord dans le raisonnement humain, mais dans la réalité du chemin que nous parcourons tous pour devenir enfants de Dieu. N’est-ce pas ce que Jésus demandait au Père, à savoir que nous connaissions Dieu et son Envoyé Jésus-Christ (Jn 17,3) et aussi que notre joie soit complète (Jn 17,13) ?

         La vraie question, dans ces problèmes de théologie, ne résiderait-elle pas d’abord dans l’humilité ? En science, tout le monde est bien conscient aujourd’hui – contrairement sans doute à ce que l’on imaginait il y a deux siècles – que l’on n’atteint jamais la « dernière réponse » : chaque découverte est un progrès, mais derrière elle il y a encore tant de choses à découvrir que personne ne peut dire « je sais » ou « j’ai tout compris ». On sait quelque chose, on essaie de deviner ce qui se cache plus loin, mais l’être humain n’aura jamais le mot de la fin, car cette fin… Dieu seul la connaît. Cela ne vaut-il pas a fortiori en matière de foi ? N’oublions pas l’affirmation catégorique faite par les pharisiens à l’aveugle-né, à propos de Jésus, dans l’évangile de dimanche dernier : Rends gloire à Dieu; nous savons, nous, que cet homme est un pécheur (Jn 9,24), et la réponse pleine de bon sens de ce pauvre homme que Jésus venait de guérir: Si c'est un pécheur, je ne sais; je sais une chose, c'est que j'étais aveugle, et que maintenant je vois. Cette réponse ne nous invite-t-elle pas à aller plus loin dans la recherche de la vérité, à chercher le sens profond de la demande de Jésus ?

         Père saint, garde en ton nom ceux que Tu m’as donnés, afin qu'ils soient un comme nous (Jn 17,11). Oui, Jésus souhaite que nous « soyons un », mais comment? La gloire que Tu m’as donnée, je la leur ai donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un, nous aussi (Jn 17,22). Or– pour citer le titre d’un livre d’exégèse du 4e évangile – la gloire de Dieu, c’est « La gloire d’aimer ». C’est cela qui fait l’unité des Personnes divines, et non pas une unité intellectuelle ! En effet, la pensée fait aussi partie des choses créées, et une unité de compréhension ne peut donc pas être « sur-naturelle ». La « gloire de Dieu », son unité d’amour est donc d’abord et avant tout une unité de volonté, c’est la ferme décision d’aimer l’autre tel qu’il est, de l’accepter pleinement et, lorsqu’il s’agit d’êtres humains pécheurs comme nous le sommes, d’accepter l’autre avec toutes ses limites… La vraie connaissance, celle que Jésus est venu nous révéler, est le reflet de celle de Dieu, à savoir d’être consommés dans l'unité, afin que le monde connaisse que Tu m’as envoyé, et que Tu les as aimés, comme Tu m’as aimé (Jn 17,23).

         Au niveau humain, entre chrétiens comme d’ailleurs entre tous les hommes de bonne volonté, « faire l’unité » suppose que l’on fasse l’effort d’essayer de comprendre l’autre tel qu’il se comprend lui-même ; et pour cela, il faut d’abord… avoir décidé, justement, d’aimer l’autre tel qu’il est, de l’accepter tel qu’il est, en respectant toute sa personnalité, y compris ses idées. Soulignons au passage que pareille définition de l’unité suppose de la part de chacun que l’on renonce à ce confort – très naturel, certes, et donc très humain, mais seulement humain – de se sentir entourés de personnes qui pensent comme nous. Faire l’unité chrétienne, cela suppose que l’on veuille d’abord et avant tout « être un », en admettant d’avance que nous n’avons peut-être pas raison sur tout, que nous pouvons être bousculés, voire franchement remis en question, par les idées d’autres chrétiens, mais que nous sommes convaincus que le jugement appartient à Dieu et à Lui seul. Nous chercherons de tout notre coeur et de toute notre capacité intellectuelle à nous comprendre, mais nous devons aussi être prêts à admettre qu’il y aura sans doute des points sur lesquels nous n’arriverons pas à trouver un accord, et que nous sommes néanmoins disposés à accepter que l’autre est notre frère ou notre soeur, chrétien et chrétienne comme nous, même sans la consolation de nous sentir confortés dans notre pensée. Car il doit être bien évident pour tous que Dieu est et reste au-delà de toute explication humaine, que l’infinité de son Amour ne peut être enfermée dans un raisonnement humain, et que donc, en théologie comme dans les sciences, nous ne pourrons jamais dire, comme le faisaient les pharisiens : « Nous savons, nous... ».

         Et cela ne concerne pas seulement les « grandes divisions », celles que tous connaissent, entre les Églises ; soyons bien conscients que, aujourd’hui sans doute plus qu’hier (et les facilités de communication y sont certainement pour quelque chose), la division s’installe aussi à l’intérieur de chaque Église, voire de chaque communauté. Certains sont désemparés par l’attitude d’autres, celle des Autorités de l’Église, d’autres groupes de chrétiens, ou sont tout simplement perturbés par tous les changements qu’on a dû subir depuis un demi-siècle, et il faut bien reconnaître qu’il y en a eu beaucoup. Pour d’autres, par contre, cela ne suffit pas, et ils exigent des « avancées », scandalisant éventuellement par des demandes qui semblent aller à l’encontre non seulement de la tradition, mais du texte même de l’Écriture sainte.

         La première question à se poser dans ce cas, n’est-elle pas : et que ferait Jésus ? Question qu’il faut se poser tout en ne perdant jamais de vue que nous ne sommes pas Jésus, et que nous ne possédons pas, nous, la connaissance qui est celle de Dieu. Qu’a fait Jésus ? Eh bien, en tant qu’être humain – ce qu’Il était pleinement sans cesser pour autant d’être la 2e Personne de la Trinité – Jésus a fait pleinement confiance à son Père, Il s’est abandonné à Lui sans limites, comme on le voit lors de l’agonie: Père, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux (Lc 22,42), et encore quand Il a dit Je suis descendu du Ciel, pour faire, non Ma volonté, mais la volonté de Celui qui M'a envoyé (Jn 6,38). Certes, Jésus, en tant que 2e Personne de la Trinité, savait. Mais Il n’a jamais confondu ces deux réalités, et en tant qu’être humain Il s’est pleinement soumis à la volonté du Père, même lorsque celle-ci apparaissait à des yeux humains comme allant à l’encontre de la mission qui était la sienne (ce qui est manifeste lors de l’Agonie, justement). Parce que Jésus, en tant qu’être humain, vivait pleinement de l’Amour de Dieu, qu’Il avait une confiance sans limite dans le Père, et c’est cet Amour et cette confiance qu’Il est venu nous transmettre : toute sa vie terrestre montre sa ferme décision de faire totalement confiance à Dieu en tout, quoi qu’il arrive.

         Or, nous voyons que, si Jésus a fermement critiqué les pharisiens parce qu’ils mettaient leur propre interprétation de la Loi, par exemple celle du sabbat, au-dessus de principe fondamental de l’amour d’autrui (comme lors des guérisons opérées par Jésus le jour du sabbat : par ex. Mt 12,11-12), s’Il a repris ses disciples quand ils se disputaient pour la première place (par ex. Mt 20,20ss), Il n’a jamais attaqué personne à titre personnel, pas même Judas ! Alors, de quel droit pourrions-nous nous imaginer rendre service à Dieu en critiquant nos frères et soeurs et en cherchant à semer la discorde ? On a certes le droit de penser autrement, mais à quoi cela sert-il de nous monter les uns contre les autres ? Et, surtout, il n’est jamais permis de le faire sans respecter l’autre en tant que frère et soeur dans le Seigneur ; et cela vaut a fortiori pour ceux que Dieu a placés comme « chefs du peuple », pour reprendre les paroles de l’A.T citées par S. Paul (cf. Act 23,5). La parole dite par Jésus lors de son arrestation Ceux qui prendront l’épée périront par l’épée (Mt 26,52) concernait bien entendu des armes matérielles, mais elle vaut tout autant pour les querelles et les disputes, les critiques agressives et les persiflages : que gagne-t-on à semer la discorde ? Ne dit-on pas, en modifiant légèrement la prophétie d’Osée 8,7 : Qui sème le vent récolte la tempête ? Mais surtout, au-delà de nos propres idées, n’avons-nous pas le devoir de faire confiance à Jésus qui a promis que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre son Église (Mt 16,18) ? Est-ce à nous de faire justice à la place de Dieu ? Si nous voulons exaucer la prière de Jésus, que tous soient un, commençons par la mettre en pratique en faisant confiance à Dieu, qui est  présent en chacun de nos frères et soeurs...

            Accorder à Dieu pareille confiance nous paraît dépasser de loin nos forces ? Oui, en effet, c’est au-delà des forces humaines, et cela montre que nous n’avons pas encore atteint le bout du chemin, que la joie de Jésus n’est pas encore complète en nous (Jn 17,13). Nous ne sommes pas encore arrivés à connaître le Père et celui qu’Il a envoyé, Jésus-Christ (Jn 17,3). C’est pourquoi nous avons besoin de prier, de nous réunir à l’église, de demander à Jésus de nous envoyer son Esprit pour qu’Il change notre coeur et croire vraiment que ce  qui est im­possible aux hommes est possible à Dieu (Mt 19,26 etc.) Car devenir enfant de Dieu (Jn 1,12), c’est quelque chose qu’il faut recommencer chaque matin. On s’imagine assez facilement « croire » en Jésus parce qu’on se dit chrétien,  mais vivre cette foi au jour le jour, se laisser transformer par l’Esprit-Saint pour être sanctifiés par la vérité (Jn 17,19) et arriver à intégrer dans sa propre vie l’Amour qui unit le Père et le Fils, comme Jésus l’a demandé au Père pour nous (Jn 17,26), c’est l’affaire de toute une vie, c’est une prière à refaire chaque jour.