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Vendredi Saint 2021

Le sacrifice de la croix prend toute sa signification lorsque nous comprenons que ce sacrifice s'est accompli non seulement pour tous mais pour chacun de nous en particulier. Il y a eu une intention expresse de sauver chacun. C'est ce que saint Paul saisit dans le mystère rédempteur : « Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé - et s'est livré pour moi » (Ga 2, 20. « Qui m'a aimé - et s'est livré pour moi ». S.Paul a la conviction que le Sauveur est mort pour lui, qu'il a donné sa vie pour lui procurer le salut, et qu'il a témoigné par là d'un amour qui illumine la foi. Il ajoute que le Christ n'est pas mort pour rien ; lui-même a constaté la transformation que ce sacrifice avait apporté à sa vie. Auparavant, lorsqu'il persécutait les chrétiens, il avait pensé que Jésus de Nazareth était mort pour rien ; il estimait que cette mort signifiait un désaveu, une condamnation portée par Dieu sur l'œuvre entreprise par le prédicateur galiléen, Jésus de Nazareth. C'est sur la route de Damas qu'il avait commencé à comprendre que la mort de Jésus avait été suivie d'une vie triomphante, et que lui, Saul, en recevait le fruit. « Il m'a aimé ». C'est la valeur que Jésus avait attribuée à sa propre mort : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime » (Jn 15, 13). Il n'aurait pas pu nous aimer davantage. Ce maximum d'amour, c'est à moi qu'il est adressé, dit S Paul, oui à nous tous ici présents. Dans l'esprit de saint Paul, l’affirmation : « Il m'a aimé » pourrait s’énoncer : « Il aurait pu ne pas m'aimer, moi qui ai été le persécuteur de son Eglise. Je n'ai pas mérité son amour ; j'aurais plutôt mérité sa réprobation. Mais le mystère est là : c'est lui qui a voulu m'aimer ».

En regardant le Christ crucifié, chacun d'entre nous doit se sentir personnellement aimé par lui. Nous devons nous reconnaître pécheurs, de telle sorte que nous n'aurions pu prétendre par nous-mêmes à cet amour qui nous a été adressé. C'est un amour gratuit, qui nous montre l'immense valeur de chaque personne aux yeux du Christ. Cet amour est un grand réconfort dans l'expérience que nous faisons de notre faiblesse, de notre indignité.

« Il s'est livré pour moi » : Paul ne dit pas qu'il a été livré, bien que cette affirmation eût été conforme à l'événement de la croix. Jésus a été livré ; il a été trahi par un des disciples, et ce fut un aspect profondément douloureux de sa Passion, il avait été évalué par Judas à trente pièces d'argent et il le savait ; c'était une honte pour lui, une immense déception, et une préoccupation anxieuse pour le sort de celui qui avait été choisi comme apôtre. En outre, Jésus a encore été livré par les autorités juives au gouverneur romain afin d'obtenir l’exécution de la condamnation à mort. Il avait annoncé qu'après avoir été livré par Judas aux chefs du peuple ; il serait livré par eux aux Romains : « Le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens » (Mc 10, 33). Paul n'ignore pas ces faits. Mais il les interprète à partir de l'initiative du Père. Si Jésus est cloué à la croix, c'est parce que le Père « n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous » (Rm 8, 32).

Les premiers chrétiens parlaient calmement d'une souffrance en Dieu. Ils ont dit: « Comment le Fils aurait-il pu souffrir sans que le Père ne souffre également ? » (Tertullien, Adversus Praxean, 29). « Le Père lui-même, Dieu de l'univers, lui qui est plein de longanimité, de miséricorde et de compassion, ne devrait-il pas lui aussi souffrir dans une certaine mesure? Il souffre d'une passion d'amour » (Origène). La Passion du Christ est la révélation historique, comme une épiphanie de cette mystérieuse Passion du Cœur de Dieu. C'est elle qui l’a fait s'exclamer dans l'Ancien Testament avec ces mots : « Mon peuple, que t'ai-je fait, ou par quoi ai-je été un fardeau pour toi ? Réponds-moi ! » (Mi 6:3). La réponse à la question « Pourquoi Dieu souffre-t-il ? », il nous la donne lui-même dans ces mots au début du livre du prophète Isaïe : « J'ai suscité des fils et je les ai élevés, mais ils se sont éloignés de moi » (Is 1,2). Dieu le Père n’a pas exigé le sang du Fils, dit saint Bernard, mais quand il lui a été offert, il l’a accepté.   C’est de là que jaillit le mystère que nous célébrons ce soir : du cœur même de la Trinité ; il jaillit de l'amour du Père pour nous et de l'amour du Fils pour le Père. En quittant le Cénacle, Jésus a dit: éPour que le monde sache que j'aime le Père, lève-toi, allons-y » (cf. Jn 14, 31). Nous avons donc toutes les raisons de nous exclamer, selon les mots de l'Exsultet : « Ô merveilleuse condescendance de ta bonté envers nous! Ô inestimable tendresse d'amour : pour racheter le serviteur, tu as donné le Fils ! » C'est ce que signifie l'expression « Dieu n'a pas épargné son propre Fils » : elle veut exprimer qu'il ne se l’est pas réservé pour lui-même, qu'il ne l'a pas gardé pour lui comme un trésor jalousement gardé. Non seulement le Père reçoit le sacrifice du Fils, mais c'est lui qui fait le sacrifice en nous donnant son Fils! « Comme tu nous as aimés, Père bon, en n'épargnant pas ton propre Fils, mais en le livrant pour nous, pécheurs! Combien tu nous as aimés ! » dit S.Augustin (Confessions, X, 43).

En affirmant que Jésus « s'est livré », Paul attire notre attention sur un autre aspect de ce dessein du Père. Il ne pense plus expressément à l'amour du Père, mais à l'amour du Christ pour nous. Tout en étant livré par le Père, le Fils s'est livré lui-même : il a pleinement accepté le geste du Père et l'a fait sien. En nous aimant jusqu'au bout, il s'est livré intégralement pour nous. Jésus a lui-même souligné cette volonté personnelle, en la présentant en même temps comme une obéissance filiale : « C'est pour cela que le Père m'aime, parce que je donne ma vie, pour la reprendre. Personne ne me l’enlève ; mais je la donne de moi-même. J'ai pouvoir de la donner et j'ai pouvoir de la reprendre : tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père » (Jn 10, 17-18).

Le Christ en croix parle à chacun de nous. Ses souffrances nous disent à quel point il nous a aimés et s'est livré pour nous. La contemplation de sa croix est contemplation de son amour.