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Pour les Vêpres de la Mise au Tombeau, 2020

Pour les Vêpres de la Mise au Tombeau, 2020

Les portes de la mort se sont refermées sur nous. Bien que, morts en Adam, c’est toutefois avec le Christ, aujourd’hui, que nous sommes ensevelis. La pierre du tombeau a été roulée. Les scellés de la mort ont été posés. Nous aurons beau crier, dans deux jours, que « Christ est ressuscité », qui, aujourd’hui, roulera, pour nous, la pierre de la tombe dans laquelle nous sommes ensevelis ? Quelle voix nous appellera pour nous dire « Sors ! », comme à Lazare ?

Notre foi proclame que Jésus, en ressuscitant, nous offre la résurrection. La résurrection est effectivement un don de Dieu. C’est aussi le Père qui a ressuscité Jésus ; et c’est aussi du Père que, par Jésus, nous avons reçu « grâce sur grâce » (Jn 1, 16). Si la résurrection est un don de Dieu, c’est que la vie, tout simplement, est le don de Dieu. Mais les dons de Dieu ne sont pas offerts à la passivité de l’homme. La grâce n’est pas un don qui palie la passivité ; de même, la vie n’est pas vraiment offerte à celui qui se laisse vivre !

Si nous sommes ensevelis avec le Christ, c’est pour apprendre à vivre avec le Christ. Cet ensevelissement est initiatique. Il n’est rien d’autre que celui de notre baptême. Apprendre à vivre avec le Christ, c’est apprendre à ressusciter avec lui, à nous relever autant de fois que nous tombons, à recevoir la grâce divine autant de fois que nous la déméritons.

Les ténèbres dans lesquelles nous sommes ensevelis, ne sont pas que les ténèbres de la mort ; ce sont les ténèbres de notre aveuglement, les ténèbres de notre incapacité à voir la gloire de Dieu, à en supporter la Lumière.

Nous attendons que Dieu fasse les choses à notre place alors que « tout » nous a été donné pour que nous les fassions : c’est le Christ, en fait, qui nous a été donné. Il nous a été donné pour que nous fassions ces choses divines que nous avons à faire. « Sans moi, vous ne pouvez rien faire », dit Jésus (Jn 15, 5). Mais si le Christ nous a été donné, qu’attendons-nous pour faire ce qui est à faire ? Mais, dira-t-on : Quand le Christ nous a-t-il réellement été donné ? Précisément, c’est maintenant qu’il nous est donné : ce « maintenant » qui équivaut à un « de toute éternité ». Ce « maintenant », c’est le Jour que fit le Seigneur ! Et ce Jour brille dans les ténèbres. Ce jour s’est mêlé à nos ténèbres pour nous apprendre à voir la Lumière. Nous sommes, aujourd’hui, ensevelis avec le Seigneur ; et ce jour est un Jour de très grande grâce car c’est aujourd’hui, depuis l’endroit le plus obscur de notre cœur, que nous pouvons apprendre à ouvrir une porte sur la Lumière : à ouvrir une porte sur la Vie.

Notre grâce est justement de pouvoir mourir avec le Seigneur. Car, dans sa mort, il nous apprend à vivre : il nous apprend la Vie. Les hommes qui vivent sans Dieu meurent sans Dieu. Les hommes qui meurent en Dieu (sans nécessairement le connaître ou le reconnaître comme tel), ceux-là, non seulement vivent en Dieu, mais vivent la Vie. Trois paroles de Jésus, en cet instant même, nous enseignent à mourir en Dieu. Ces trois paroles, prononcées par Jésus dans sa mort, sont en fait trois prières adressées au Père, trois prières adressées à la Source de la Vie, à son essence ultime. La première parole est insufflée par la force de l’amour : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». La seconde parole requiert toute l’énergie divine de la foi : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La troisième parole, enfin – la plus émouvante, peut-être, parce qu’elle nous dépose dans l’intimité même de la mort volontaire de Jésus – est une prière habitée par la force irrépressible de l’espérance : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit ».

À nous, maintenant de faire nôtres ces trois prières, non pas distraitement ou du bout des lèvres, mais en y mêlant notre sang et notre souffle. Nous verrons combien il est dur de donner corps et âme à ces trois paroles. Et pourtant, le monde enseveli dans les ténèbres de la mort, attend que nous poussions, de l’intérieur du sépulcre où nous sommes ensevelis avec le Christ, ces trois portes qui ouvrent sur la Vie et sur un monde de lumière.

C’est à nous, aujourd’hui, de dire : « Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». Nous verrons à quel point il est difficile de prononcer cette parole en vérité. La justice humaine n’a pas de mal à se montrer indulgente à l’égard de ceux qui ne savent pas ce qu’ils font. Pour nous, le péché impardonnable, c’est le péché conscient et volontaire. Mais pour Dieu, le pardon qui coûte le plus, c’est l’ignorance. Ce qui est difficile, pour Dieu, c’est d’absoudre la bêtise, non pas celle du simple d’esprit, mais celle de celui qui, faisant un pacte avec l’esprit du mensonge s’est endurci dans la volonté de ne pas voir et de ne pas comprendre. L’aveuglement volontaire met en échec toute l’économie divine du dévoilement du Mystère au sein de la création et fait le jeu de toutes les formes les plus obscures du crime. Il nous suffit, pour notre part, de constater ce que produit, dans nos vies et nos sociétés, l’obstination de l’intelligence humaine à ne pas voir et à ne pas discerner la portée des actes et des pensées. De cette irresponsabilité coupable, nous en sommes tous, tant au singulier qu’au collectif, partie prenante. Lorsque nous mesurons les effets de l’aveuglement volontaire, nous pouvons nous demander dans quel trésor de miséricorde et de compassion ne devons-nous pas puiser, à l’exemple de Jésus, pour demander au Père des Lumières de lever un tel endettement vis-à-vis de l’œuvre de la création.

Venons-en à la seconde parole. L’abandon de Dieu n’ouvre-t-il pas sous nos pieds le plus profond des gouffres existentiels ? Incorporer, en conscience, cette parole du Psaume 21 « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné », ressemble à un saut dans le vide. Or, Jésus, jusqu’à l’extrême, a effectué une telle plongée dans l’absence. Mais, en réalité, ce saut dans le vide n’est autre que celui de la foi. Perdre Dieu, pour Dieu, c’est renoncer à tout jamais à un « vis-à-vis » extérieur qui ne soit en fait qu’une projection de nous-mêmes. Plonger dans une telle solitude spirituelle, donne le sentiment de plonger dans une nuit définitive ; et, en même temps, une telle plongée ouvre, toute grande, une porte sur la Lumière ; car Celui que nous cherchons à l’extérieur de nous-mêmes doit se laisser trouver au plus profond de nous-mêmes.

Aujourd’hui, de bien des manières, nous nous voyons contraints de vivre dans une solitude que l’homme a générée de toutes pièces ; et la tentation est grande de chercher à en échapper en fuyant encore davantage à l’extérieur de nous-mêmes, ne mesurant pas à quel point nous ne faisons que reculer l’horizon de notre désert intérieur. La plongée dans le vide à laquelle nous sommes appelés, dans la foi, ne consiste pas à tenter Dieu en nous jetant « du haut du Temple », mais bien plutôt à nous rejoindre, les uns les autres, par le fond de notre propre solitude. Le comble de la foi, c’est de transmuter notre sentiment d’abandon en une force d’aimer.

Il nous reste une troisième épreuve nocturne dont nous pouvons transformer l’amertume en la plus douce et la plus suave des prières car c’est, par elle, que nous découvrons combien la force invincible de la Vie se cache dans le creux de notre fragilité et de notre vulnérabilité. L’instant décisif de la mort est celui où nous lâchons tout, le moment où nous larguons les amarres du temps : le moment où, dans la solitude de l’abandon, nous nous abandonnons-nous-mêmes. Nous vient, alors, en mémoire cette parole de Jésus : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Pour prononcer ces mots en pleine conscience, il nous faut toute l’énergie divine de l’espérance. Dans l’instant de la mort, il ne nous reste plus de temps : le temps mis à notre disposition n’existe plus ; mais alors, sur quel avenir pouvons-nous compter ? Précisément, si le présent se dissout sous nos pieds, c’est que le seul temps qui nous reste, c’est l’avenir à l’état pur ! Réfléchissons encore un instant à cette ultime prière : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ». Il vaudrait la peine de la traduire ainsi : « entre tes mains, je dépose mon souffle ». Notre souffle, c’est la manière la plus physique dont nous expérimentons le temps : l’expiration appelle l’inspiration comme le présent appelle l’avenir. En déposant notre souffle entre les mains de Dieu, ce sont nos temps que nous lui confions, ainsi que le dit un autre psaume : « mes temps sont dans ta main ». C’est ainsi que nous découvrons la vertu profonde de l’espérance : elle consiste à respirer de la respiration de Dieu, à abandonner notre souffle pour recevoir le Souffle divin qui crée toute chose nouvelle.

Dans cette nuit de l’ensevelissement, vivons déjà la nuit de la Pâque, en sentant que la Vie reprend ses droits dans un monde confiné et sous scellés, car rien ne peut arrêter l’inspiration de l’Esprit.