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Jeudi de la 2e Semaine du temps ordinaire

Frères. J’ai toujours été impressionné par la discrétion de Jésus dont parle l’évangile d’aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs pas le seul endroit dans les évangiles qui en témoigne. Au début de sa mission, Jésus est toujours entouré d’une grande foule. Mais souvent, comme aujourd’hui, il est dit qu’il se retire. Il est toujours proche des gens, mais parfois il s’éloigne. Il est au bord du lac et il veut même avoir une barque à sa disposition précisément pour pouvoir se retirer, pour marquer d’une certaine manière une distance entre les foules dont la démarche est toujours ambiguë, et son message. Ce n’est donc pas à tout prix qu’il veut convaincre.

Dans la Deuxième Lettre à Timothée il est dit qu’il faut proclamer la Parole et « intervenir à temps et à contretemps » (4,2). En effet il y a des moments où l’on ne peut pas se taire. Comme pour Pierre quand, au procès de Jésus, on lui demande s’il n’était pas lui aussi un de ses disciple. C’est inévitable : par son message et par ses interventions l’Eglise sera parfois, tout comme son Maître, un signe de contradiction. Pourtant, comme le dit Qohèleth, il y a un temps pour tout : un temps pour parler mais aussi un temps pour se taire.

Il y a des moments où il vaut mieux se retirer et se taire. Même dans l’expression de la foi, il faut parfois être réservé et discret. Non pas parce qu’on a peur de dire ce qu’on est. Mais parce qu’on a peur d’être mal compris. Comme Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui. Les esprits impurs le proclament Fils de Dieu. Mais « il leur défendait vivement de le faire connaître ». Il leur demandait donc de se taire. Comme il demandait aussi souvent à ceux qu’il avait guéris. Car qu’est-ce qu’on dit au juste quand on le proclame Messie ou Fils de Dieu ? Des concepts et des idées peuvent clarifier beaucoup. Nous en avons besoin. Mais parfois ils prêtent au malentendu. Et parfois c’est le Seigneur lui-même qui nous invite à une certaine discrétion.

L’annonce de l’Evangile n’est pas à confondre avec une campagne de publicité. L’Evangile ne se vend pas. Le transmettre est délicat. Il y a des limites à ne pas franchir. Saint Paul parle ici à juste titre de la faiblesse du disciple du Christ, solidaire de la faiblesse de la Parole elle-même. Si parfois il faut se taire et se retirer, ce n’est pas parce qu’il nous manque la foi ou parce que nous avons peur de la proclamer. C’est parce qu’il y a toujours distance entre le mystère de l’amour de Dieu que l’Evangile annonce et nos paroles et concepts pour le dire et le transmettre. On peut le faire avec une telle assurance et suffisance, avec une telle clarté que l’on risque de ne transmettre que ses propres idées et ses propres convictions. 

En ces jours nous sommes en communion avec tant de chrétiens du monde entier qui prient pour l’unité des chrétiens et pour l’unité de l’Eglise du Christ. Si l’Evangile d’aujourd’hui nous invite à la discrétion, cette discrétion et cette capacité de se retirer sont cruciales aussi  pour le dialogue œcuménique. Car là aussi, et l’histoire nous l’enseigne, une trop grande autosuffisance et rassurance et une affirmation de soi trop prononcée ne mènent nulle part. Non pas que les confessions doivent renoncer à leur histoire, à leur identité et à ce qui constitue la beauté de leur tradition. C’est à partir de là qu’on entre en dialogue.  Mais qu’on le fasse sans arrogance et sans orgueil. Car on peut être si décidé et si claire et si sûr de soi que l’on devient aveugle pour les chemins que l’Esprit nous ouvre.

Beaucoup de nos sociétés aujourd’hui, chez nous et ailleurs, sont confrontées au danger d’un réflexe identitaire. Angoisse et peur expliquent ce repli sur soi. La tendance existe aussi dans des milieux d’Eglise. Le Pape François nous met en garde contre une Eglise qui se suffit à elle-même. Il parle d’une Eglise « en sortie », une Eglise qui s’ouvre au monde et qui se sent interpellée par les grands défis de notre temps.

Aussi sur le chemin vers l’unité, il y a encore beaucoup d’impasses et peu de vrai progrès. On parle même d’un « hiver de l’œcuménisme ». C’est vrai que la problématique est complexe et que le chemin sera long. Vous le savez mieux que moi. Mais ici aussi le grand danger c’est le repli sur soi, repli confessionnel, avec des demandes excessives. Une autosuffisance et une affirmation de soi qui exclut en effet toute ambiguïté mais qui en même temps ne se pose plus la question de ce qui est vraiment nécessaire et de ce qui ne l’est pas. A la limite on se demande parfois si on la veut vraiment l’unité.

Le dialogue œcuménique demande beaucoup de courage mais parfois aussi la capacité de ne pas exiger plus mais de se retirer et de se taire. Non pas par manque de foi. Bien au contraire. Mais une foi humble qui met sa confiance en Dieu seul et en l’œuvre de son Esprit. Une humilité et une foi qui laisse place à ce qui dépasse nos idées, nos certitudes, nos confessions. Il n’y a pas de véritable œcuménisme sans cette conversion intérieure. L’unité ne sera jamais notre œuvre. Elle ne peut être que l’œuvre de l’Esprit qui est Seigneur et qui donne la vie. La seule chose qui nous est demandée, c’est de rien faire, ni en paroles ni en acte, qui pourrait l’empêcher. C’est là notre intention de prière.